— Oh, mon cousin ! protesta la princesse. On ne dit pas de telles choses ! Elles ne sauraient que porter malheur !
— C’est bien ce que j’espère ! riposta Monsieur féroce.
Cela eût peut-être continué une partie de la nuit comme le prince en avait pris l’habitude si, brusquement, le Roi n’était apparu. Il embrassa la scène d’un coup d’œil et, dédaignant les révérences qui le saluaient, marcha vers la chaise longue d’où Madame faisait effort pour se lever :
— Ne bougez, ma sœur !… Je suis venu vous prier de faire silence, Monsieur mon frère. On n’entend que vous !
— Avec ou sans votre permission, je crierai, Sire, je crierai jusqu’à ce que l’on me rende justice, et je suis ici chez moi !
— Que l’on vous rende justice, cela veut dire que l’on vous rende un ami un peu trop cher et qui vous pousse à la rébellion ? Alors, je suis venu vous dire ceci, mon frère : non seulement vous laisserez Madame rejoindre le roi Charles II à Douvres mais vous tolérerez qu’elle y reste plus de trois jours, car la mission que je lui ai confiée est d’importance et ne saurait s’accommoder d’un si court laps de temps. Au moins quinze jours me semblent nécessaires et je dirai… dix-sept ? Qu’en pensez-vous ?
— Jamais ! Si l’on me pousse à bout, elle ne partira même pas.
— Fort bien. Écoutez encore : le chevalier de Lorraine, jusqu’ici emprisonné à Lyon dans la forteresse de Pierre-Encize, vient d’être transféré à Marseille, au château d’If dont le climat est fort malsain. En outre, j’ai ordonné qu’on lui enlève son valet et que toute correspondance lui soit interdite…
Sous le souffle de l’épouvante, la colère de Monsieur tomba d’un seul coup et il fondit en larmes…
— Vous n’avez pas fait cela, Sire ?
— Je ferai pire encore si vous m’y forcez ! Sachez-le, mon frère, je ne laisserai personne se mettre à la traverse de ma politique. J’ai besoin que France et Angleterre se rapprochent. Alors je n’aurai pitié de personne et surtout pas de vous qui êtes prince français. Et si le chevalier de Lorraine me gêne par trop…
— Non, Sire mon frère ! Je vous en supplie : cessez de le faire souffrir ! Je ne… je ne puis en endurer la pensée. Le château d’If, mon Dieu !
— Il ne dépend que de vous qu’il en sorte, libre de se rendre en Italie… et d’y reprendre son écritoire.
Sous le terrible regard de son frère, Monsieur amena son pavillon, terrifié à l’idée de ne revoir jamais celui qu’il aimait tant…
— Je suis l’humble serviteur de Votre Majesté, exhala-t-il en s’inclinant avant de quitter la salle en courant comme si le diable le poursuivait.
Louis XIV le regarda sortir, un indéfinissable sourire au coin des lèvres, puis revint à sa belle-sœur dont il prit la main pour la porter à sa bouche.
— Tout ira bien, à présent, ma sœur. Reprenez courage et ne songez qu’à la joie qui vous attend !… Ah, mademoiselle de Fontsomme, vous êtes là ?
— Aux ordres de Votre Majesté, fit la jeune fille en plongeant dans sa révérence.
— Nous en sommes content ! Naturellement, vous serez des cinq demoiselles qui accompagneront Madame à Douvres. Au retour, M. de Saint-Rémy sera présenté à la Cour et nous annoncerons vos fiançailles. C’est seulement alors qu’il sera investi de ses nouveaux titres et noms.
— Comme il plaira au Roi !
— J’aime votre obéissance. Il est vrai que vous avez été bien élevée… En récompense, la duchesse douairière votre mère sera autorisée à séjourner à Paris quand il lui plaira, chez vous ou chez le chevalier de Raguenel.
Le terme de duchesse douairière appliqué à sa mère parut à Marie du plus haut comique : il allait si mal à une femme toujours charmante et chez qui la jeunesse semblait établie à jamais. Elle n’en remercia pas moins en pensant que Sylvie sans doute serait heureuse de revenir rue des Tournelles, mais nulle part ailleurs, et surtout pas à l’hôtel de la rue Quincampoix dès l’instant où Saint-Rémy l’aurait occupé, ne fût-ce qu’une heure… et naturellement pas davantage quand il y serait passé de vie à trépas… Cela d’ailleurs ne regardait qu’elle et c’était d’un sang-froid absolu doublé de résignation que Marie envisageait son avenir. Elle n’imaginait pas que le voyage en Angleterre placerait sur son chemin si fermement tracé ce qui, pour elle, était l’impensable…
Quand la Mary-Rose le vaisseau anglais qui était allé à Dunkerque chercher Madame et sa suite, les déposa sur le quai pavoisé de Douvres où Charles II les attendait au milieu d’une cour brillante, le regard de Marie croise celui d’un gentilhomme qui, dès qu’elle est apparue, s’est attaché à elle. Il a vingt-huit ans, il se nomme Anthony, lord Selton ; il est l’un des proches du roi Charles II, fort riche, et il est la séduction même. Aussi brun que Beaufort était blond mais avec les mêmes yeux bleus étincelants, il traîne après lui bien des cœurs dont il ne se soucie guère parce qu’il est habité par le même besoin d’absolu que les chevaliers d’autrefois. Lorsqu’il aperçoit Marie, il sait qu’il a trouvé celle qu’il cherche depuis toujours, et Marie, de son côté, sent son cœur s’émouvoir plus qu’il ne le fit jamais : un véritable coup de foudre qui fige les deux jeunes gens sur place au point d’éveiller la curiosité amusée de leur entourage, surtout de Madame qui serait heureuse de libérer Marie d’un mariage odieux en la laissant en Angleterre. Et durant tout le temps que va durer le séjour de la princesse dans l’espace forcément réduit de Douvres où l’on s’entasse un peu – Monsieur a cédé sur le temps de séjour mais s’est obstiné sur le lieu, ne voulant pas que sa femme connaisse la gloire d’un accueil fastueux à Londres –, Anthony Selton et Marie de Fontsomme se verront sans autre interruption que les heures consacrées au sommeil.
Devant cet amour nouveau qui l’éblouit au point de lui faire tout oublier, Marie vit d’abord des jours enchantés au milieu des fêtes, des promenades en barque, des déjeuners sur l’herbe dont Charles II raffole – la fin de mai et le début de juin sont superbes ! –, mais, à mesure que le temps passe et que coulent les heures, le souvenir de ce qu’elle est et de ce qui l’attend en France lui revient peu à peu et sa joie, comme une lampe qui manque d’huile, s’éteint lentement. Comprenant qu’elle s’était laissée aller à pénétrer dans une voie sans issue, elle essaya alors d’éviter le jeune homme ; c’était chose difficile dans l’enceinte de ce vieux château dominé par un énorme donjon construit par les Plantagenêt. Et, un soir où elle était allée prier dans l’église Saint-Mary-in-Castro qui servait de chapelle, il vint l’y rejoindre et, là, lui demanda, avec une solennité qui traduisait la gravité de son propre engagement, de devenir sa femme.
— C’est impossible, répondit-elle en le regardant avec des yeux pleins de larmes. Je suis fiancée et dois me marier lorsque nous rentrerons en France…
— Je sais, et je sais aussi que vous devez épouser un quasi-vieillard qui ne peut pas vous plaire…
— Mais… d’où tenez-vous tout cela ?
— De Madame à qui je suis allé demander votre main avant de vous prier vous-même…
— Et que vous a dit Madame ?
— Qu’elle souhaitait de tout son cœur vous voir devenir comtesse de Selton mais qu’elle ne pouvait disposer de votre main et que seul le roi de France…
— Malheureusement, ce mariage est voulu par lui. Je ne peux lui échapper…
— Si. Restez ici ! Madame vous confiera à la reine Catherine en attendant que vienne la duchesse votre mère. Elle vit en exil, m’a-t-on dit. Il lui est donc loisible de quitter la France et, en Angleterre, tous les miens l’accueilleront avec joie…