Tandis que chacun, selon son rang, prenait place à une table ou restait debout à regarder, Marie, les larmes aux yeux, recula au milieu des filles d’honneur comme si elle souhaitait disparaître. Son regard douloureux cherchait vainement le réconfort d’un autre traduisant un peu de compréhension, mais il n’y avait personne. Même le capitaine d’Artagnan, qui se montrait toujours si amical lorsqu’il la rencontrait, était absent ce soir. Pour les autres, Athénaïs et Lauzun, le démon du jeu s’emparait d’eux. Elle vit – et cela lui fit de la peine – que Lauzun était assis en face de Saint-Rémy à la table de lansquenet que présidait Monsieur. Un grand honneur, pour ce gentillâtre, songea-t-elle avec rage, mais qui grandirait encore en le faisant accéder à la table du Roi si elle n’y mettait bon ordre.
Peu intéressée par le jeu, elle recula derrière le fauteuil de la Reine qui, elle, se passionnait déjà, jusqu’à atteindre l’embrasure d’une fenêtre où elle s’appuya : il allait falloir rester debout durant des heures, à écouter les brèves paroles échangées par les joueurs et le tintement des pièces d’or.
Pendant une heure environ, elle subit ce supplice quand, soudain, un cri éclata, inouï, impensable en présence du Roi :
— Tricheur !… Vous n’êtes qu’un misérable tricheur !
L’insulte avait retenti, claire, chargée de mépris et tout de suite accompagnée de « Oh ! » indignés. Lauzun s’était levé d’un bond et, penché au-dessus de la table de jeu, attaquait Saint-Rémy devenu soudain blême. Et la voix mordante continuait :
— Je vous ai vu sortir cette carte de votre manche ! Vous croyez-vous donc encore dans les tripots dont vous êtes l’habitué ? Et, tenez, messieurs ! En voilà une autre… et encore une autre !
Pour finir, il en souffleta le visage du nouveau venu qui se dressait lentement, le meurtre au fond des yeux, cherchant la garde de son épée d’une main convulsive.
— Vous en avez menti, grinça-t-il. S’il y a un tricheur ici, ce ne peut être que vous !
Autour d’eux, les autres parties s’étaient arrêtées. Le Roi lui-même jetait ses cartes, se levait, s’approchait :
— Sire ! s’écria Lauzun avec son audace habituelle, Votre Majesté devrait mieux choisir ceux qu’elle honore de ses bontés. Cet homme n’a pas sa place ici… ni d’ailleurs dans aucune société convenable.
— Sire, plaida Colbert qui venait à la rescousse de son protégé, ce ne peut être qu’un malentendu ! M. de Lauzun a mal vu…
De façon tout à fait inattendue, Monsieur s’en mêla :
— Mal vu ? Il aurait fallu qu’il soit aveugle, comme nous tous ! M. de Lauzun a tiré des cartes cachées dans la manche de cet homme sous nos yeux. Quelle idée aussi de l’avoir mis à ma table ! Si vous l’aimez tellement, il fallait le garder à la vôtre, mon frère !
— Sire, tenta de plaider Saint-Rémy, je suis victime d’un complot fomenté par celle qui est mon ennemie depuis toujours, par la duchesse de…
Une lourde main tomba sur son épaule, lui coupant la parole :
— Vous prononcez son nom et je jure de vous égorger ! gronda d’Artagnan qui était entré pendant la partie et était venu prendre place derrière le fauteuil du Roi. Ce n’est pas une bonne façon de se disculper que d’attaquer, surtout une noble dame qui vient d’avoir la douleur de perdre son fils au service du Roi !
— En voilà assez ! tonna Louis XIV.
Ses yeux, froids comme glace, se posèrent sur les deux adversaires, sur le capitaine des mousquetaires ensuite. Comme tous ceux qui étaient là, il savait qu’à une querelle de ce genre une seule conclusion était possible. Il eût pu, bien sûr, faire arrêter le tricheur ; il recula devant l’angoisse peinte sur le visage ordinairement glacé de Colbert. Si l’on envoyait son protégé en prison, c’était son honneur à lui qui allait souffrir et le Roi prisait trop haut les talents de ce grand serviteur. Il se tourna vers d’Artagnan :
— Monsieur, vous voudrez bien veiller à ce que cette triste affaire se règle comme il se doit entre gentilshommes, mais hors d’ici. Souvenez-vous seulement que nous voulons tout ignorer de ce que vous déciderez.
Mademoiselle, terrifiée à l’idée du danger qu’allait courir son bien-aimé, tenta de s’interposer :
— Sire ! C’est impossible ! Le Roi ne peut pas…
Il eut pour elle un sourire un peu moqueur :
— De quoi parlez-vous, ma cousine ? S’est-il donc passé quelque chose qui vous trouble ? Pour ma part, je ne me souviens de rien… Continuons donc notre jeu !
Et il alla reprendre ses cartes tandis que d’Artagnan emmenait Saint-Rémy et Lauzun. Celui-ci, un large sourire aux lèvres, envoya, avant de quitter la salle, un clin d’œil à Mme de Montespan qui, laissant sa place à Mme de Gesvres, alla chercher Marie pour l’emmener à l’écart :
— Demandez la permission de vous retirer, ma mie ! C’est la seule conduite que vous puissiez tenir… puisque vous êtes sur le point de perdre votre fiancé.
— Vous croyez que M. de Lauzun ?…
— Va l’embrocher ou le trouer d’une balle ? Cela ne fait aucun doute : c’est l’une des meilleures lames du royaume et un tireur hors ligne. Votre Saint-Rémy n’a aucune chance, même s’il manie bien le pistolet, qu’il choisira sans doute, le maniement de l’épée n’étant plus guère de son âge… De toute façon, il est normal que vous quittiez la Cour pour vous réfugier auprès de votre mère. Chacun admirera que vous vouliez cacher… votre chagrin.
Marie passa sur son front moite une main tremblante :
— Je n’arrive pas à croire à ce qui m’arrive, Athénaïs ! Quelle chance que ce cher Lauzun se soit aperçu d’une tricherie…
Mme de Montespan se pencha derrière son éventail dont elle fit un écran.
— Tricherie ? Elle n’a jamais existé que dans l’imagination fertile de Lauzun… et dans l’incroyable habileté de ses doigts ! Il serait capable de sortir une carte du nez même de Sa Majesté ! Allez vite à présent ! J’irai vous voir chez votre mère. Le cauchemar est fini !
— Il aurait fait cela ? souffla Marie abasourdie.
— Pour vous et pour votre mère, oui. Vous avez en lui un véritable ami.
Une heure plus tard, en effet, dans une clairière de la forêt de Saint-Germain, Lauzun tuait Saint-Rémy d’une balle entre les deux yeux, en présence de d’Artagnan et de deux de ses mousquetaires. Au matin, dans l’aurore rose et or qui lui parut la plus belle du monde, Marie, délivrée, quittait Saint-Germain dans une voiture de la Cour. Elle se sentait le cœur léger, l’âme en paix et, surtout, elle imaginait la joie de sa mère, celle de Perceval aussi quand, tout à l’heure, elle leur dirait ce que Lauzun venait de faire pour eux trois. Une hâte la saisit ; elle se pencha à la portière :
— Ne pouvez-vous aller plus vite ? Je voudrais arriver le plus tôt possible…
CHAPITRE 12
CE QUI S’ÉTAIT PASSÉ À CANDIE…
Depuis le retour triomphal de Marie rue des Tournelles, Sylvie s’était rendue chaque matin à la chapelle du couvent de la Visitation Sainte-Marie pour y entendre la messe de l’aube. Elle y allait seule, sans accepter que Marie ou Jeannette l’accompagnent :
— J’ai trop de mercis à dire au Seigneur pour m’avoir rendu ma fille et abattu enfin notre ennemi ! Je veux que ma prière aille sans accompagnement à Dieu…
— Sans accompagnement, protesta Jeannette. Et les moniales, qu’en faites-vous ?