Выбрать главу

Il était tôt, ce matin-là, et les premiers rayons du soleil éclairaient d’un jour frisant une crête montagneuse d’un gris roussâtre, des plateaux couverts d’une herbe rêche et odorante avec de rares bouquets de chênes verts et d’oliviers sauvages. Au pied, coulant jusqu’à la mer d’un bleu presque violet, l’anse d’un port protégé par une digue où s’élevait une vieille tour à feu, une ville aux murailles orgueilleuses, des bastions frappés du lion de saint Marc mais labourés par le canon, troués, éventrés, creusés de ravines. Une ville de rouges palais vénitiens, de maisons blanches, certaines à demi écroulées, et d’environs où se voyaient les galeries de mines éventrées par l’arme étrange dont se servait Morosini, ces bouteilles de verre à quatre faces et quatre mèches qui répandaient en se brisant une fumée infecte et meurtrière. Partout la trace des incendies, partout les stigmates de la mort et, sur tout cela, intacte, affirmant une farouche volonté de tenir, la bannière rouge et or de Venise remuait doucement dans le vent léger du matin. Les Turcs n’étaient visibles que par leurs feux de cuisines sur les positions élevées qu’ils tenaient. Tout s’anima vite cependant quand les premiers feux du soleil firent flamboyer les ors du Monarque et ceux des autres vaisseaux. Partie du port où l’on s’assemblait, une énorme acclamation les salua…

— Nous sommes les premiers, constata Beaufort qui observait l’île à la longue-vue. Ce n’est pas normal. Parti avant nous de Marseille avec ses galères plus rapides, Vivonne devrait être là, ainsi que ce Rospigliosi qui me refuse le titre d’altesse. Il vient de Civitavecchia, lui ! Cela pourrait donner à penser…

Il en fallait davantage, cependant, pour décourager l’Amiral. Il prit place dans une chaloupe avec M. de Navailles, M. Colbert de Maulévrier[79], son neveu et moi afin d’aller prendre langue avec Francesco Morosini, le capitaine-général de Venise. Celui-ci vint au quai avec M. de Saint-André-Montbrun, capitaine français au service de la Sérénissime, pour nous recevoir après le passage du goulet, formé par la digue du phare. Cela fut effectué sous le feu des Turcs. Heureusement, ces gens-là tiraient mal…

Je ne vous cacherai pas la forte impression que m’a faite Morosini, véritable incarnation des plus hautes valeurs de Venise. C’était un homme de cinquante-deux ans grand et mince qui, dans sa cuirasse cabossée, ressemblait à une lame d’épée. Son visage énergique, à la peau recuite par le soleil, montrait des traits fins sous la chevelure où paraissaient des mèches blanches, une bouche sensible entre la moustache soyeuse et la « royale », et surtout de profonds yeux noirs, fiers et dominateurs sous le sourcil arrogant que l’impatience faisait frémir. Pourtant cet homme, ce marin, ce soldat, ce stratège savait user d’une patience infinie qui était l’une des facettes de son génie[80]… Entre lui et notre amiral l’entente fut tout de suite absolue : ces deux hommes étaient faits pour se comprendre. Malheureusement, ce n’était pas le cas de M. de Navailles qui, hélas, avait le pas sur Monseigneur pour les opérations terrestres…

Philippe s’arrêta pour sourire à sa mère dont le regard passionné le dévorait :

— Je suis navré, mère, si je vous cause quelque peine parce que Mme de Navailles est, je le sais, votre amie depuis longtemps, mais il n’en reste pas moins que son époux est un rude imbécile qui, dans cette affaire, a, par sa sotte vanité, été la cause de la catastrophe…

— Ne te tourmente surtout pas ! J’ai toujours su que, dans ce couple, elle était de beaucoup la plus intelligente. Si seulement, après leur exil, le Roi n’avait rappelé qu’elle !… Mais continue, je t’en prie…

— À vos ordres !… Navailles donc commença par refuser l’offre de Morosini qui lui proposait, comme avant-garde pour l’attaque à venir, des soldats habitués depuis longtemps à cette guerre et connaissant parfaitement le terrain. Il refusa aussi de causer avec M. de Saint-André-Montbrun que Monseigneur, outré, alla rejoindre aussitôt au bastion San Salvatore où il resta toute la nuit à tirer des plans avec Morosini et le capitaine français. Tous tombèrent d’accord : il fallait attendre Vivonne, Rospigliosi et les troupes que portaient leurs galères, auxquelles s’ajoutaient trois mille Allemands enrôlés par Venise. Le tout afin de fournir un puissant effort, d’attaquer l’ennemi par terre et par mer, de s’emparer de leurs travaux de siège avec leurs canons et de s’y fortifier…

Par malheur, lorsque nous avons regagné le bord, M. de Navailles avait pris en lui-même la plus funeste décision : celle d’attaquer les Turcs par terre sans attendre l’autre partie de l’armée. Le pire est qu’il ne jugea pas utile d’en aviser M. l’amiral et qu’il eut même l’audace, quand celui-ci fut informé, de lui conseiller de « ne pas mettre pied à terre parce qu’il avait acquis assez de réputation sans qu’il soit besoin de s’exposer là où l’on n’avait pas besoin de lui… ». Vous imaginez l’effet de cette déclaration ?

— Seigneur, gronda Perceval. Il faut que Colbert et Louvois soient fous à lier pour avoir confié un tel pouvoir à ce crétin !

— Mon cher chevalier, ne perdez pas de vue que, dans la pensée de ces ministres, comme dans celle du Roi d’ailleurs, il n’était pas question de se mettre la Sublime Porte à dos et que la belle expédition était vouée à l’échec dès le départ ! Songez que l’on avait refusé ce commandement au maréchal de Turenne !

— … à qui Beaufort se serait soumis sans discussion ! La suite, mon garçon ! Bien que je la devine peu glorieuse…

— Pour les armes de la France, sans doute mais, sachez que pour Monseigneur, elle le fut de façon extraordinaire… En effet, puisque l’on devait attaquer le matin suivant, il déclara qu’il serait le premier, selon l’exemple de son aïeul Henri IV. Les officiers des vaisseaux alors se réunirent autour de lui pour tenter de l’en empêcher, répétant qu’il ne devait pas se plier à une décision aussi folle, que si M. de Navailles voulait perdre Candie ou vaincre les Turcs tout seul cela le regardait mais que, pour réussir l’attaque, il fallait une plus longue préparation. Il leur donna raison mais refusa de les écouter plus longtemps. Il fallait, dit-il, qu’il soit à la tête de la vague d’assaut pour conforter le moral des troupes qui n’étaient pas au mieux : beaucoup avaient souffert du mal de mer et en souffraient encore. Raison de plus, clamèrent en chœur MM. de La Fayette, de Kéroualle et de Maulévrier, pour leur donner le temps de se remettre. Mais Navailles s’entêtait, Navailles eut le dernier mot… Il ne répondait qu’au Roi de ses décisions.

Pendant ce temps, bien entendu, les Turcs ne restaient pas inactifs. Depuis l’apparition de la flotte, ils avaient beaucoup observé, un peu tiré sur la chaloupe de l’Amiral mais surtout rassemblé sur les hauteurs leur rapide cavalerie. Köprülü Ahmed Pacha, le grand vizir du Sultan venu commander lui-même le siège de Candie, était un homme avisé, aussi prudent et sagace que Navailles était impatient et aveugle. Nous allions bientôt nous en apercevoir…