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Sa dernière nuit à bord, Monseigneur la passa à prier dans sa belle chambre tendue de soie couleur d’aurore. Il avait compris ce que signifiaient les entraves mises à ses desseins et l’incroyable entêtement de Navailles : on n’avait aucune envie, en France, de le voir revenir auréolé d’une victoire. En revanche, l’annonce de sa mort sous les coups des Turcs en ravirait plus d’un… Vers trois heures du matin nous le vîmes paraître, sans cuirasse, simplement protégé par un justaucorps de buffle sur lequel pendait une croix de cuivre, noir comme son chapeau et ses plumes. Pour protéger ceux qu’il aimait, le chevalier de Vendôme et moi-même, il voulut que nous restions à bord mais nous refusâmes avec force. Alors il ordonna à Vendôme de combattre à l’écart de lui et le confia à ce que l’on ne pouvait appeler que deux gardiens, mais il n’eut pas raison de moi. Je lui affirmai mon intention de le suivre où qu’il aille comme je le faisais depuis des années. Il me dit alors que le danger serait grand, que je devais songer à vous, ma mère, et au nom que je porte…

— Qu’as-tu répondu ? demanda Sylvie.

— Que vous m’aviez confié à lui quand j’étais enfant pour que je ne le quitte jamais, que vous n’ignoriez pas les dangers que cela comportait et que, justement, le nom de mes pères me faisait obligation de l’honorer de quelque façon que ce soit, fût-ce par la mort… Que vous comprendriez, enfin…

— Oui, fit tristement la duchesse, c’est ce que disent les hommes ! Les femmes, les mères surtout, pensent parfois autrement.

— Ne dites pas cela ! protesta Philippe. Songez plutôt que si je ne m’étais pas obstiné, si je ne l’avais suivi envers et contre tout, nous ne saurions pas, à cette heure, qu’il est toujours en vie…

— Tu as raison et je suis une ingrate envers Dieu. Dis-nous la suite, mon fils !

— La nuit était claire, douce, pleine d’étoiles. L’une de ces belles nuits d’Orient qui nous sont inconnues et qui font oublier le poids écrasant du soleil. Un instant de magie avant le cauchemar ! Une fois à terre où nous avancions lentement par crainte des mines turques, nous avons découvert que pour passer, en ordre de bataille, de la position choisie par Navailles à celle de l’attaque véritable, il fallait se précipiter d’une contrescarpe dans une ravine et remonter de l’autre côté par un sentier à chèvres d’où les guetteurs turcs pouvaient tirer sur nous à loisir. Monseigneur nous fit coucher à terre pour attendre le jour, le soleil alors nous serait favorable en frappant les yeux de nos ennemis. Mais Navailles avait une sottise de plus à commettre – on pourrait presque dire un crime ! Nous entendîmes soudain le roulement des tambours qui battaient la charge, donnant ainsi l’éveil à l’ennemi : il fallait attaquer dans cette nuit qui s’était faite plus noire à l’approche de l’aube… et ce fut le drame. Les Turcs nous tombèrent dessus de partout, semant une véritable panique dans les rangs des soldats aux jambes encore incertaines. Ce fut une débandade générale que Monseigneur ne put endurer. Quelque part dans la nuit une mine éclata, lui faisant croire que de ce côté les Turcs avaient affaire aux gens de Morosini et qu’il serait possible de les prendre par-derrière. Mais il avait été blessé à la jambe et ne pouvait guère courir. C’est alors que, sorti je ne sais d’où, je trouvai un cheval. Il se mit en selle et je sautai en croupe :

— Allons, mes enfants ! cria-t-il. Reprenez courage ! Suivez-moi ! Saint Louis ! Saint Louis !

L’épée à la main, nous avons foncé droit devant nous, droit vers les soldats ottomans qui déferlaient mais que nous ne voyions pas. Quelques minutes plus tard, après une défense vigoureuse mais dérisoire nous étions, lui et moi, prisonniers…

Alors que nous étions désarmés au milieu des cimeterres menaçants auxquels les premiers rayons du soleil arrachaient des éclairs, nous nous sommes vus morts, nos têtes tranchées mises au bout de piques, mais le grand vizir avait promis quinze piastres par prisonnier et soixante-dix pour les chefs. On nous chargea donc de liens et l’on nous traîna vers le camp situé assez loin de la ville, d’où l’on découvrait enfin les galères turques embossées dans des criques. Pour moi qui étais indemne ce fut pénible, mais pour Monseigneur dont la blessure ne cessait de saigner, ce fut un calvaire qu’il endura sans une plainte. Il trouva même assez de force pour réussir à se relever et à se tenir droit quand on nous jeta sous la tente d’un gros homme vêtu de soie, assis sur des coussins auprès desquels une sorte de secrétaire se tenait debout, armé d’un rouleau de papier, d’un calame et d’un encrier attaché à sa ceinture. C’était un renégat chrétien qui s’appelait Zani et servait d’interprète. Il apostropha Monseigneur :

— Pourquoi te présentes-tu avec cette arrogance ? Tu n’es pas vêtu comme celui-là d’un habit brodé et d’une belle cuirasse…

— Un prince se reconnaît à autre chose qu’à son vêtement.

— Un prince ? Il n’y en avait qu’un parmi ceux qui nous ont attaqués…

— Je suis celui-là ! François de Bourbon-Vendôme, duc de Beaufort, amiral de France.

— Et celui qui gît à tes pieds ?

— Mon aide de camp et mon fils… spirituel. Il a nom Philippe, duc de Fontsomme !

Tandis que le secrétaire traduisait ces paroles, l’homme au turban roulait de gros yeux effarés. De toute évidence, l’importance de sa prise le dépassait. Il dit ensuite quelques mots précipités et le renégat expliqua :

— Il est possible que tu mentes, cependant mon maître préfère s’en remettre à plus haut que lui de ton sort. Tu auras l’honneur d’être traduit devant Sa Hautesse le grand vizir qui saura bien si tu dis vrai ou non.

— En attendant, dis-je, vous devriez bien soigner sa blessure, sinon M. l’amiral pourrait ne pas avoir cet « honneur »…

Un coup de pied dans les côtes me montra le peu de cas que l’on faisait de ma personne et, dès cet instant, on nous sépara en dépit de nos protestations. Deux gardes emmenèrent Monseigneur en le soutenant avec quelque sollicitude. Quant à moi, on m’emporta comme un paquet pour me jeter sous une tente où j’endurai tout le poids du jour sans une goutte d’eau et sans nourriture. J’entendais, un peu étouffés par la distance, des cris affreux, des plaintes et aussi les coups de feu, le canon, la bataille quoi ! Et puis une sorte de silence, le plus pesant que j’aie jamais subi… celui des grandes catastrophes. Quand on se décida à me porter un peu d’eau et quelque nourriture, la mine satisfaite du gardien me dit assez que nous étions vaincus. J’ai pleuré mais le pire fut que je ne pouvais obtenir de nouvelles de Monseigneur puisque je ne parlais pas la langue de ces gens-là. J’essayai bien le grec dont je devais une assez bonne connaissance à mon cher abbé de Résigny, sans résultat. On me tira seulement de la tente pour m’enchaîner dans une grotte que fermait une palissade de planches et j’avoue que j’appréciai : au moins j’étais à l’abri de la terrible chaleur du jour. J’allais y rester quinze jours, jusqu’à une nuit où Zani l’interprète vint me voir. Bien qu’il me déplût fort, c’était tout de même une joie de pouvoir parler à quelqu’un. Il me dit que j’allais quitter l’île pour Constantinople cette nuit même, que j’y serais retenu prisonnier jusqu’à ce que l’on sache si ma famille était disposée à payer une rançon suffisante pour conserver ma tête sur mes épaules…

— Mais nous n’avons reçu aucune demande de rançon ! s’exclama sa mère. Tout ce que nous avons su, c’était que tu avais disparu avec le duc de Beaufort et, ensuite, on vous a déclarés morts…

— Je vous parlerai de cette histoire de rançon tout à l’heure, dit Philippe avec un sourire de dédain, car, en vérité c’est à n’y pas croire ! Mais revenons à mon départ de l’île de Candie que je quittai, en effet, une heure après, sur une galère où l’on m’enferma dans le réduit placé dans la proue où l’on gardait les boulets destinés aux canons du gaillard d’avant. J’y étais attaché mais c’était un endroit assez propre où l’on m’avait même donné un seau pour les besoins naturels. À ma surprise, Zani partait avec moi et, durant le voyage qui dura un peu plus de huit jours, il vint souvent me voir, posant sans arrêt des questions sur ce que j’étais, sur ma famille, ma vie en Europe, le Roi et, bien entendu, Monseigneur, surtout Monseigneur ! Mais lorsque moi je lui demandai de me donner de ses nouvelles, il répétait toujours la même phrase : « Ton amiral est le prisonnier de Sa Hautesse le grand vizir Fazil Ahmed Köprülü Pacha qu’Allah – Son Nom soit trois fois béni ! – veuille nous conserver. » Il n’y changeait jamais un mot et je finis par en avoir assez de toutes ces bénédictions. Il me suffisait au fond de le savoir toujours en vie.