Je l’avoue, la vue de Constantinople que nous atteignîmes un soir au coucher du soleil m’émerveilla. La ville est assise sur trois bras de mer mais je n’en vis qu’un en débarquant de ma galère : le Bosphore resserré entre la rive d’Asie et la longue pointe de Stamboul chargée de dômes dorés, de coupoles bleues ou vertes, de longs minarets blancs au milieu d’une infinité de jardins, qui se prolongeaient par le palais et les jardins du Sultan plongeant jusque dans l’eau bleue. Les derniers rayons du jour habillaient tout cela d’une gloire d’or et de pourpre, soulignée par les grands cyprès noirs que l’on voyait un peu partout et qui relevaient la beauté des constructions. Mais je n’eus pas le droit de pénétrer dans ce qui, de loin, ressemblait à une image du paradis. La galère accosta sous les murs d’une puissante forteresse marquant la jonction des gigantesques murailles dont Stamboul était ceinturé avec le rivage marin. Zani se fit un plaisir de me renseigner. C’était Yedi-Koulé, le château des Sept Tours, dont la sinistre réputation avait fait, depuis longtemps, le tour de la Méditerranée. Les têtes coupées que l’on voyait aux créneaux disaient assez que cette réputation n’était pas usurpée. On disait même qu’un sultan y avait été massacré par ses janissaires cinquante ans plus tôt. En outre, l’odeur y était insoutenable parce que dans les environs immédiats de cet enfer, proche de l’un des abattoirs, se trouvaient des ateliers de tannage, de colle forte et de cordes en boyaux. Je crus d’abord qu’il me serait impossible de vivre dans cette puanteur, pourtant je finis par m’y habituer. En outre, j’eus la chance que la cellule où l’on me jeta bénéficie d’une étroite ouverture, grillée mais donnant sur la mer.
C’est là que je suis resté des mois et des mois, gelant l’hiver, étouffant l’été, sans rien voir, sans rien entendre que l’appel des muezzins, les cris des mouettes ou des suppliciés. Ceux des condamnés au pal étaient atroces, intolérables. Le pire était de rester sans nouvelles. J’en arrivais parfois à oublier qui j’étais parce que les images du passé m’étaient particulièrement douloureuses. De plus, l’inquiétude où j’étais du sort de Monseigneur me rongeait comme une gale. Pourquoi me laissait-on là à me tourmenter, sans autre présence que celle du geôlier muet qui m’apportait chaque jour de quoi ne pas mourir de faim ?
J’avais fini par admettre que je passerais le reste de ma vie dans ce tombeau quand, un soir, des soldats vinrent me chercher. Persuadé que je touchais à mon heure dernière, je me hâtai de dire une prière mais, dans la cour du château, on me banda les yeux et l’on me fit monter dans une litière fermée par des rideaux de cuir et l’on partit. Je ne vis rien du parcours. L’odeur ignoble à laquelle j’étais accoutumé fit place à des senteurs plus agréables, puis à d’autres qui me parurent divines lorsque l’on me fit descendre. Je devais être dans un jardin car j’avais l’impression d’être entouré de fleurs. Ensuite, mes pieds nus touchèrent des dalles lisses et glissantes jusqu’au moment où, dans une atmosphère humide et chaude, on m’enleva enfin le bandeau. Je compris que j’étais dans ce que les Turcs appelaient un hammam, un endroit réservé aux bains. Deux esclaves noirs me dépouillèrent des guenilles infâmes dont j’étais encore vêtu, me plongèrent dans une cuve pleine d’eau chaude où ils m’étrillèrent comme un cheval à grand renfort de savon et de brosse dure. Les deux bains successifs, un chaud et un froid, le massage avec une huile parfumée me parurent le comble des délices et je me retrouvai presque aussi dispos qu’avant ma longue captivité. Ensuite, on me vêtit d’une chemise, d’une longue robe bleue serrée par une ceinture, on me chaussa de babouches rouges et, après m’avoir servi un repas de viande grillée et de riz, de nouveau on me banda les yeux pour me confier à un personnage dont je n’aperçus, sous le bandeau, que le bas d’une robe blanche et les pieds couverts de babouches jaunes.
Sans m’adresser la parole, il me conduisit à travers ce qui me parut être une infinité de cours et de jardins. J’arrivai enfin sur un tapis d’un beau rouge profond traversé de fils d’or au bord duquel on me fit déchausser. J’avançai encore de quelques pas et le bandeau fut enlevé : j’étais devant un homme qu’à ses riches habits et à l’importance de son turban blanc drapé autour d’un cône de feutre rouge et orné d’aigrettes je devinais être un haut personnage. Le sabre, au fourreau et à la garde d’or sertis de rubis, posé devant lui sur une table basse en faisait foi.
Il se tenait assis, jambes croisées, sur une sorte de banquette couverte de brocart rouge et de coussins qui reposait sur une estrade garnie de tapis en soie. Cette estrade occupait le fond d’une salle tapissée de carreaux aux couleurs brillantes, sous de hautes fenêtres à vitraux par lesquelles entrait la musique d’une fontaine. L’homme qui m’accompagnait me jeta face contre terre. Ce traitement me révolta. Je voulus me relever aussitôt et, à ma surprise, il ne me rejeta pas au sol. Je vis alors que le haut personnage le renvoyait d’un mouvement de tête, puis il revint à moi :
— On m’a dit que tu parles le grec ? dit-il dans cette langue.
— Celui de Démosthène qui n’a plus cours mais grâce auquel je peux me faire comprendre…
— En effet… aussi nous nous exprimerons dans la langue de ton pays, ajouta-t-il en un français un peu zézayant mais très compréhensible et qui me remplit de joie. Sache d’abord devant qui tu comparais ce soir : mon nom est Fazil Ahmed Köprülü Pacha et j’ai succédé à mon père, le grand Mehmed Köprülü, à la charge de grand vizir de la Sublime Porte. C’est moi qui ai vaincu à Candie les forces de ton pays. La bannière du Prophète flotte désormais sur l’île entière, mais Morosini a obtenu les honneurs de la guerre, en hommage à sa vaillance. Il est reparti pour Venise avec les siens…
— Francesco Morosini a droit à toute mon admiration et je suis heureux pour lui, mais il ne m’intéresse pas. Ce que je supplie Votre Excellence de m’apprendre, c’est le sort de Mgr le duc de Beaufort, notre Amiral…
— Viens ici ! ordonna-t-il en désignant une place à ses côtés.
Sans montrer à quel point cette invitation me surprenait, je lui obéis. Cela me permit de le voir mieux. C’était un homme jeune à la peau claire, aux traits énergiques, aux yeux gris dominateurs. Une longue moustache noire pendait de chaque côté de sa bouche ferme et bien dessinée. Comme je l’appris par la suite, il n’était pas turc mais albanais et, sous son gouvernement comme sous celui de son père, l’État ottoman, affaibli par des sultans sinon indignes du moins incapables – l’actuel, Mehmed IV était surnommé le Chasseur parce qu’il y passait le temps qu’il ne consacrait pas à son harem –, avait retrouvé force et stabilité.