— Je veux que tu me parles de lui, me dit-il. Tu as prétendu être son fils ?
— Spirituel, Seigneur ! Ma mère et lui ont été élevés ensemble. Il est pour moi comme un oncle vénéré.
— Tu l’aimes ?
— C’est peu dire. Je l’admire et je donnerais ma vie pour lui sans une seconde d’hésitation…
— Explique ! Raconte-moi !
Je parlai donc avec un enthousiasme grandissant à mesure que, retraçant sa vie, je la redécouvrais. Fazil Ahmed Pacha m’écouta avec une extrême attention, m’interrompant seulement pour frapper dans ses mains et aussitôt faire apparaître un serviteur avec un plateau de café. J’avoue que j’en bus avec un vif plaisir puis je repris le cours de mon récit qu’il ponctua cette fois de quelques questions. La dernière fut celle-ci :
— Si j’ai bien compris, ton roi ne l’aime pas bien qu’il soit un bon serviteur ?
— Et son cousin proche !
Pour la première fois, je le vis sourire :
— Les liens de famille ne comptent guère lorsque l’on occupe un trône. Ici moins qu’ailleurs. Nous avons ce que nous appelons la « loi du fratricide » qui ne s’oppose pas à ce qu’un souverain en arrivant au pouvoir se débarrasse de ses frères, gêneurs éventuels. Mais toi, pour cet homme que tu vénères, serais-tu prêt à… contrecarrer, voire à t’opposer à la volonté de ton roi ?
— S’il s’agissait de sa vie ? Sans hésiter, quitte à y laisser la mienne.
— C’est bien ce que je pensais. Alors écoute !
J’appris l’impensable. Dès avant notre départ de Marseille, la Sublime Porte avait reçu secrètement, du roi de France, l’assurance que le royaume ne souhaitait pas, en autorisant l’expédition, porter une atteinte grave aux bonnes relations, surtout commerciales, entretenues jusqu’alors. On ne faisait que complaire au pape et l’on ferait en sorte de confier le commandement à des chefs divisés et qui, de ce fait, ne seraient guère dangereux, l’un étant de peu de jugement, l’autre brave jusqu’à la folie. On laissait entendre d’ailleurs qu’au cas où le second, qui était bien entendu le duc de Beaufort, ne serait pas tué au combat, il serait souhaitable qu’il fût capturé… en toute discrétion afin de permettre au bruit de sa mort de se développer.
— C’est ce qui s’est passé, ajouta Fazil Ahmed Pacha. Il y avait à bord du navire-amiral un homme qui nous renseignait sur les intentions de ton chef, par le truchement d’un pêcheur venu offrir du poisson et aux mouvements de qui l’on ne prêtait guère attention, surtout la nuit. Nous avons su de quel côté il dirigerait son attaque et, bien qu’une grande confusion se soit produite durant la bataille, l’explosion que nous avons allumée dans nos propres lignes a joué le rôle que nous espérions : l’Amiral a cru qu’une voie s’ouvrait devant lui et s’est jeté dans le piège. Nous n’avions pas prévu que tu y entrerais avec lui, mais mes ordres étaient sévères : en aucun cas on ne devait attenter à sa vie. Tu as bénéficié de la même chance. D’ailleurs, nous avons vite compris que tu lui étais précieux…
— Qui l’a trahi si vilainement ?
Le grand vizir secoua la tête avec un mince sourire :
— Cela, je ne te le dirai pas. L’amitié des peuples étant d’un maniement difficile, il se peut que nous ayons, un jour ou l’autre, encore besoin de ses services. C’est lui qui a porté en France la confirmation de la mort de l’Amiral… et de la tienne.
— Me direz-vous ce qui s’est passé ensuite ?
— Nous avons fait tenir un message au ministre français pour lui apprendre que le cousin du Roi était en notre pouvoir ainsi que toi et en réclamant bien sûr une rançon. Ce message a été porté par un émissaire discret et la réponse nous est parvenue par le même canal sans passer, bien entendu, par le nouvel ambassadeur qu’on nous a envoyé : un M. de Nointel qui a besoin qu’on lui apprenne les bonnes manières…
— Et quelle était cette réponse ?
— Curieuse. Le Roi acceptait de payer la moitié de la rançon demandée, un prix suffisant pour un mort. La somme nous serait versée par deux hommes qui arriveraient avec un bateau afin d’emmener le prisonnier vers une destination connue d’eux seuls. La remise devrait se faire de nuit et dans les conditions que l’on indiquerait. Quant à toi, on préférait de beaucoup que nous mettions fin à tes jours…
— Pourquoi ne pas l’avoir fait ? Mais peut-être ne sortirai-je pas d’ici vivant ?
— Les dalles de ce palais ne boivent pas le sang. Et si je t’ai épargné, au reçu de la lettre, c’est parce que ton Amiral était devenu mon ami. Durant tout ce temps écoulé – un an et demi ! – depuis qu’à Candie on l’a amené sous ma tente, j’ai eu le loisir d’apprendre à le connaître et je ne suis pas éloigné de partager tes sentiments envers lui…
— Où est-il ? À la prison des Sept Tours ?
— Non. Il n’y est jamais allé. Je l’ai gardé dans ce palais d’abord, puis dans une résidence bien cachée. J’ajoute qu’il a toujours demandé que l’on t’y amène mais j’ai refusé. Te maintenir à Yedi-Koulé, loin de lui, c’était la meilleure façon de m’assurer qu’il ne chercherait pas à s’enfuir.
— Sa parole de prince français ne vous suffisait pas ?
— Je ne suis pas un Latin comme toi et la prudence est, à mon sens, une vertu indispensable à qui veut conserver le pouvoir. Et je suis le grand vizir de ce pays. C’est-à-dire une cible.
— Alors pourquoi m’avoir tiré de mon cachot, ce soir ?
— Parce qu’il était temps que je te connaisse… et parce que les gens qui viennent le chercher sont arrivés…
— Ah !
En quelques mots il venait de réveiller les angoisses qui me tenaient compagnie depuis si longtemps. Je lui demandai s’il allait leur remettre l’Amiral. Il a dit oui : le Sultan le voulait.
— Alors laissez-moi partir avec lui !
— Les hommes de ton roi te croient mort. Mais je peux te proposer une chance, sinon de le sauver, du moins d’apprendre ce qu’on lui réserve. Vois-tu, l’idée qu’on le mène à un destin peut-être pire que la mort me hante et je rougis d’être contraint de livrer un ami. Alors, écoute bien : le bateau français – un « marchand » peu rapide mais bien armé – quittera le port demain dans la nuit. Toi, avant que le jour se lève, tu auras embarqué sur la meilleure felouque, dont le patron et l’équipage sont à moi. Stavros a déjà reçu l’ordre de se tenir prêt à suivre le Français où qu’il aille. À Marseille sans doute…
— Suivre un navire en mer sur une aussi longue distance sans le perdre de vue ou risquer de le confondre ?…
— Stavros l’a déjà fait. Son navire est taillé pour la course et c’est le meilleur marin que je connaisse. En outre, au sortir des détroits, le Français arborera le pavillon rouge de mes bateaux afin d’écarter de lui ceux que vous appelez les Barbaresques. Il sera donc facile à repérer et il ne sera pas attaqué. Mais, une fois parvenu au but, ce sera à toi de continuer la poursuite. Je te donnerai de l’or français pris sur celui de la rançon et des vêtements convenables pour un marin grec…
Quelle joie était la mienne ! Certes, j’avais honte de mes compatriotes, mais je débordais de reconnaissance pour cet ennemi au cœur si noble. Il refusa du geste mes remerciements et, quand je demandai la faveur de voir mon prince, ne fût-ce qu’un instant, il refusa :
— Trop dangereux. Il ne doit rien savoir de mes dispositions. Quant à toi, le mieux est que tu oublies m’avoir jamais vu !
Une heure plus tard, un bonnet rouge sur la tête et un gilet en peau de chèvre sur le dos, j’étais conduit au port par l’un des serviteurs muets du vizir et confié sans un mot au patron de la felouque Thyra, un Grec aussi large que haut, pourvu d’un profil de médaille, d’un rire tonitruant, de muscles redoutables sous leur couche de graisse et qui cachait, sous une inaltérable bonne humeur, une finesse et une pénétration extrêmes. Je pus vérifier par la suite ce qu’en disait Fazil Ahmed Pacha : c’était un très grand marin et je m’intégrai sans peine à un équipage de quatre hommes qui lui était entièrement dévoué.