Après avoir dissipé de cette façon les préventions qu’il nourrissait contre elle, il commença à trouver que le dialogue durait bien longtemps à la fenêtre et se mit à frapper sur l’estrade, d’abord des doigts, puis du poing. L’étudiant lui jeta un rapide coup d’œil par-dessus l’épaule de la femme, mais ne se dérangea pas et ne la serra que plus fort. Elle pencha la tête très bas comme si elle l’écoutait avec grande attention, et il profita de ce geste pour l’embrasser bruyamment dans le cou sans interrompre son discours réellement. K. crut y voir une confirmation de ce qu’elle disait elle-même au sujet de la tyrannie avec laquelle l’étudiant la traitait; il se leva et se mit à faire les cent pas. Il se demandait comment il pourrait chasser l’étudiant le plus rapidement possible; aussi ne fut-il pas mécontent que l’autre, impatienté sans doute par cette promenade qui dégénérait par moments en trépignements, lui lançât cette observation:
«Si vous êtes pressé, rien ne vous empêche de partir. Vous auriez pu le faire plus tôt, personne ne vous aurait regretté; vous auriez même dû le faire, et dès mon entrée, et en vitesse!»
Quelque fureur que cette sortie manifestât elle marquait aussi tout l’orgueil du futur fonctionnaire de la justice parlant à un quelconque accusé. K. s’arrêta tout près de lui en lui dit en souriant:
«Je suis impatient, c’est exact, mais la meilleure façon de calmer cette impatience sera que vous nous laissiez là. Si vous êtes venu pour étudier ici – car on m’a dit que vous êtes étudiant – je ne demande pas mieux que de vous laisser la place et de m’en aller avec cette femme. Il faudra que vous étudiiez d’ailleurs encore pas mal de temps avant de devenir juge; je ne connais pas très bien votre justice, mais je pense qu’elle ne se contente pas des discours insolents dans lesquels vous vous montrez si fort.
– On n’aurait pas dû le laisser en liberté, dit l’étudiant comme pour expliquer à la femme les offensantes paroles de K. C’était une maladresse. Je l’ai dit au juge d’instruction. On aurait dû au moins le faire rester chez lui entre les interrogatoires. Il y a des moments où je ne comprends pas le juge [9].
– Pas tant de discours, dit K. en tendant la main vers la femme. Vous, arrivez!
– Ah! ah! voilà! dit l’étudiant. Non, non, celle-là vous ne l’aurez pas.»
Et, enlevant son amie sur un bras avec une force qu’on ne lui aurait jamais supposée, il se dirigea, le dos baissé, vers la porte, en jetant de temps à autre un regard de tendresse sur son fardeau. Cette fuite marquait indéniablement une certaine crainte de K. et cependant il eut l’audace de chercher encore à l’exciter en caressant et pressant le bras de la femme de sa main libre. K. fit quelques pas à ses côtés, prêt à le saisir et, s’il fallait, à l’étrangler, mais la laveuse lui dit alors:
«Il n’y a rien à faire – et elle passait sa main sur le visage de l’étudiant – cette petite horreur ne me lâchera pas.
– Et vous ne voulez pas qu’on vous délivre? s’écria K. en posant sur l’épaule de l’étudiant une main que l’autre chercha à mordre.
– Non, s’écria la femme en repoussant K. des deux mains, non, non, surtout pas ça! À quoi pensez-vous donc? Ce serait ma perte. Laissez-le donc, je vous en prie, laissez-le donc, il ne fait qu’exécuter l’ordre du juge d’instruction en me portant à lui.
– Eh bien, qu’il file! et vous, que je ne vous voie plus!» dit K. furieux de déception en assénant dans le dos de l’étudiant un coup qui le fit chanceler.
Mais, tout heureux de n’être pas tombé, l’autre n’en courut que plus vite avec son fardeau sur les bras…
K. les suivit lentement; il reconnaissait que c’était la première défaite irréfutable qu’il essuyait auprès de ces gens. Mais il n’y avait pas lieu de s’en inquiéter; s’il l’avait essuyée, c’était uniquement pour avoir provoqué le combat. S’il restait chez lui et continuait son existence ordinaire, il leur resterait mille fois supérieur et pourrait les écarter de son chemin d’un coup de pied. Il se représentait la belle scène grotesque que pourrait créer, par exemple, le spectacle de ce pitoyable étudiant, de ce morveux gonflé de soi, de ce mal bâti porteur de barbe, à genoux devant le lit d’Elsa et joignant les mains pour demander pardon. Cette idée lui plaisait tant qu’il décida de le conduire chez elle à la première occasion.
Il gagna la porte par curiosité pour voir où l’on menait la femme, car l’étudiant ne la porterait tout de même pas sur son bras dans les rues. Mais il n’eut pas à aller bien loin. On apercevait juste en face de la porte un étroit escalier de bois qui devait conduire aux mansardes (un tournant empêchait de voir où il menait). Ce fut dans cet escalier que l’étudiant s’engagea avec la femme dans ses bras, lentement, et soufflant déjà, car il était affaibli par sa course. La femme lança à K. un bonjour de la main et chercha à lui montrer en haussant les épaules à plusieurs reprises qu’elle n’était pas responsable de cet enlèvement, mais ce mouvement ne trahissait pas grand regret. K. la regarda sans expression, comme une femme qu’il n’eût pas connue: il ne voulait ni se montrer déçu ni faire voir qu’il pouvait surmonter facilement sa déception.
Les deux fuyards avaient déjà disparu qu’il restait encore sur le seuil. Il était bien obligé de voir que la femme l’avait trompé, et doublement, en alléguant qu’on l’emportait chez le juge, car le juge ne l’eût tout de même pas attendue dans un grenier! L’escalier de bois n’expliquait rien, si longtemps qu’on l’interrogeât. K. remarqua près de la montée un petit écriteau qu’il courut voir et sur lequel on pouvait lire cette inscription tracée d’une maladroite écriture d’enfant: «Escalier des archives judiciaires.» Les archives de la justice se trouvaient donc dans le grenier de cette caserne de rapport! Ce n’était pas une installation de nature à inspirer grand respect et rien ne pouvait mieux rassurer un accusé que de voir le peu d’argent dont disposait cette justice qui était obligée de loger ses archives à l’endroit où les locataires de la maison, pauvres déjà parmi les pauvres, jetaient le rebut de leurs objets. À vrai dire, il était possible aussi qu’elle eût assez d’argent, mais que les employés se précipitassent dessus avant qu’elle n’eût pu s’en servir pour les affaires de la justice. C’était même très vraisemblable d’après ce que K. avait vu jusqu’ici, mais cette corruption, bien qu’un peu déshonorante pour l’accusé, était au fond encore plus rassurante que ne l’eût été la pauvreté du tribunal. K. comprenait maintenant que la justice rougît de faire venir l’inculpé dans un grenier pour le premier interrogatoire et qu’elle préférât aller le tarabuster dans sa propre maison. Quelle supériorité K. n’avait-il pas sur ce juge qu’on installait dans un grenier, alors qu’il disposait, lui, à la banque, d’une grande pièce précédée d’un vestibule et pourvue d’une immense fenêtre qui s’ouvrait sur la place la plus animée de la ville! Évidemment il n’avait pas les bénéfices accessoires des pots-de-vin et il ne pouvait pas se faire servir par son groom une femme dans son bureau. Mais il y renonçait volontiers, tout au moins pour cette vie.
Il était encore planté devant la pancarte quand un homme monta l’escalier, regarda par la porte ouverte dans la pièce – d’où l’on apercevait aussi la salle des séances – et demanda finalement à K. s’il n’avait pas vu une femme là quelques instants auparavant.
«Vous êtes sans doute l’huissier? dit K.
– Oui, répondit l’homme, mais vous, n’êtes-vous pas l’accusé K.? Je vous reconnais maintenant, moi aussi; soyez le bienvenu.»
Et il tendit sa main à K. qui ne s’y attendait pas du tout.
«Il n’y a pas de séance aujourd’hui, ajouta-t-il devant le silence de K.
[9]