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«Il n’y a pas de séance aujourd’hui, ajouta-t-il devant le silence de K.

– Je sais, dit K. en regardant le costume civil de l’huissier – il ne portait d’autre insigne professionnel que deux boutons dorés qui avaient l’air d’avoir été enlevés à un vieux manteau d’officier. – J’ai parlé à votre femme il n’y a qu’un instant; mais elle n’est plus là, l’étudiant l’a portée au juge d’instruction.

– Et voilà, dit l’huissier, on me l’emporte tout le temps. C’est pourtant dimanche aujourd’hui! Je ne suis tenu à aucun travail, mais on m’envoie faire des commissions inutiles, rien que pour m’éloigner d’ici. Et on prend soin, par-dessus le marché, de ne pas m’envoyer bien loin pour que je puisse me figurer que je serai de retour à temps. Je me dépêche donc tant que je peux, je crie mon message par la porte à l’intéressé avec un tel essoufflement que c’est à peine s’il me comprend, je reviens à toute vitesse, mais l’étudiant a fait encore plus vite que moi! C’est que son chemin n’est pas si long, il n’a que l’escalier du grenier à descendre. Si j’étais moins esclave, il y a longtemps que je l’aurais écrasé contre ce mur, ici, à côté de la pancarte. J’en rêve tout le temps… Ici, là, au-dessus du plancher, le voilà aplati, cloué, les bras en croix, les doigts écarquillés, les jambes tordues en rond, et des éclaboussures de sang tout autour. Mais jusqu’ici c’est resté un rêve.

– Il n’y a pas d’autre moyen? demanda K. en souriant.

– Je n’en vois pas, répondit l’huissier. Et c’est devenu encore pire: jusqu’ici il se contentait d’emporter ma femme chez lui, mais maintenant, comme je m’y attendais depuis longtemps, il la porte au juge d’instruction.

– Votre femme n’a-t-elle donc aucune responsabilité là-dedans? demande K. en se faisant violence tant la jalousie se mettait à le travailler lui aussi.

– Mais si! Bien sûr! répondit l’huissier. C’est même elle la plus coupable. Elle s’est jetée à son cou. Lui, il court après toutes les femmes. Dans cette seule maison on l’a déjà mis à la porte de cinq ménages dans lesquels il s’était glissé. Malheureusement c’est ma femme qui est la plus belle de tout l’immeuble et c’est justement moi qui peux le moins me défendre.

– S’il en est ainsi, dit K., il n’y a évidemment rien à faire.

– Pourquoi donc? demanda l’huissier. Il faudrait donner une bonne fois à cet étudiant, qui est un lâche, une telle rossée, quand il voudrait toucher ma femme, qu’il ne recommencerait jamais. Mais moi je n’en ai pas le droit et nul autre ne veut me faire ce plaisir, car tout le monde craint son pouvoir. Il faudrait quelqu’un comme vous.

– Pourquoi donc? demanda K. étonné.

– Mais parce que vous êtes accusé! répondit l’huissier.

– Sans doute, dit K., mais c’est précisément pourquoi je devrais craindre qu’il ne se venge en influant, sinon sur l’issue du procès, tout au moins sur son instruction.

– Évidemment, dit l’huissier comme si le point de vue de K. était aussi juste que le sien. Mais en règle générale, on n’intente pas chez nous de procès qui ne puisse mener à rien.

– Je ne suis pas de votre avis, dit K., mais cela ne m’empêchera pas de m’occuper à l’occasion de l’étudiant.

– Je vous en serais très reconnaissant», dit l’huissier un peu cérémonieusement, mais il n’avait pas l’air de croire que son suprême désir pût jamais se réaliser.

«Il y a peut-être, dit K., bien d’autres employés qui mériteraient le même traitement, peut-être tous!

– Mais oui, mais oui», répondit l’huissier comme s’il s’agissait d’une chose toute naturelle.

Puis il regarda K. avec plus de confiance qu’il ne lui en avait encore jamais témoignée malgré toute se cordialité, et ajouta:

«Tout le monde se révolte en ce moment.»

Mais l’entretien semblait lui être devenu un peu pénible, car il l’interrompit en disant:

«Il faut que je me présente au bureau; voulez-vous venir avec moi?

– Je n’ai rien à faire là-bas, dit K.

– Vous pourriez regarder les archives, personne ne s’inquiétera de vous.

– Y a-t-il donc quelque chose de curieux à y voir? demande K. en hésitant, mais avec une grande envie d’accepter.

– Ma foi, lui répondit l’huissier, je pensais que cela vous intéresserait.

– Soit, dit K. finalement, je vous suis.»

Et il monta l’escalier encore plus vite que l’huissier.

Il faillit tomber en entrant, car il y avait encore une marche derrière la porte.

«On n’a guère, dit-il, d’égards pour le public.

– On n’en a aucun, dit l’huissier, vous n’avez qu’à voir cette salle d’attente.»

C’était un long couloir où des portes grossières s’ouvraient sur les diverses sections du grenier. Bien que nul jour ne donnât là directement, il ne faisait pas complètement noir, car, au lieu d’être séparés du couloir par une paroi hermétique, bien des bureaux ne présentaient de ce côté qu’une sorte de grillage de bois qui laissait passer un peu la lumière et par lequel on pouvait voir les employés en train d’écrire à leurs pupitres ou debout contre la claire-voie et occupés à observer les gens qui passaient. Le public de la salle d’attente était d’ailleurs très restreint, à cause du dimanche; il faisait un effet très modeste; il était réparti presque régulièrement sur les bancs de bois disposés de chaque côté du couloir. Tous ces gens-là étaient vêtus négligemment, quoique la plupart, à en juger par leur physionomie, leur tenue, la coupe de leur barbe et mille impondérables, appartinssent aux meilleures classes de la société. Comme il n’y avait pas de portemanteaux, ils avaient déposé leurs chapeaux sous les bancs, chacun suivant sans doute en cela l’exemple des prédécesseurs. En voyant venir K. et l’huissier, ceux qui étaient le plus près de la porte se levèrent pour les saluer, ce que voyant les autres se crurent tenus aussi d’en faire autant, de sorte que tout le monde se leva au passage de ces deux messieurs. Personne d’ailleurs ne se redressait complètement, les dos restaient courbés et les genoux pliés: on aurait cru à des mendiants de coin de rue. K. attendit l’huissier qu’il avait précédé et lui dit:

«Qu’ils ont dû recevoir d’humiliations!

– Oui, dit l’huissier, ce sont des accusés; tous les gens que vous voyez là sont des accusés.

– Vraiment, dit K., ce sont donc mes collègues?»

Et, s’adressant au plus près de lui, un grand homme maigre déjà presque grisonnant, il lui demanda poliment:

«Qu’attendez-vous ici, monsieur?»

Mais cette interpellation inattendue déconcerta l’homme d’une façon d’autant plus pénible à voir qu’il s’agissait visiblement de quelqu’un qui connaissait le monde, qui devait être très maître de lui en tout autre lieu et qui ne devait pas oublier facilement la supériorité qu’il s’était acquise sur les autres. Ici, il ne sut que répondre à une aussi simple question et il se mit à regarder ses compagnons comme s’ils eussent été tenus de l’aider et que personne ne pût exiger de lui aucune réponse tant que nul secours ne lui viendrait. L’huissier intervint alors et dit à l’homme pour le rassurer et l’encourager:

«Ce monsieur vous demande simplement ce que vous attendez. Répondez donc!»

La voix de l’huissier, plus familière sans doute à l’homme, obtint un meilleur résultat:

«J’attends…», commença-t-il, puis il s’arrêta net.

Il avait visiblement choisi son début pour répondre de façon précise à la question posée, mais la suite ne lui vint pas. Quelques accusés s’étaient rapprochés et entouraient le groupe; l’huissier leur dit:

«Filez, filez, débarrassez le passage.»

Ils reculèrent légèrement, mais sans rejoindre leurs anciennes positions. Cependant, l’homme interrogé avait eu le temps de se ressaisir; il sourit même en répondant:

«J’ai envoyé il y a un mois quelques requêtes à la justice et j’attends que l’on s’en occupe.

– Vous avez l’air de vous donner beaucoup de mal, dit K.

– Oui, fit l’homme, n’est-ce pas mon affaire?

– Tout le monde, dit K., ne pense pas comme vous; voyez, moi, je suis accusé, mais aussi vrai que je veux aller au ciel, je n’ai jamais produit ni documents ni quoi que ce fût. Pensez-vous que ce soit nécessaire?

– Je ne sais pas au juste», dit l’homme, complètement dérouté à nouveau.