«J’ai besoin de chaleur, il fait très bon ici, n’est-ce pas? À cet égard, la pièce est très bien située.»
K. ne répondit rien; ce n’était pas précisément la chaleur qui le gênait, mais plutôt cette lourde atmosphère qui l’empêchait presque de respirer; la chambre ne devait pas avoir été aérée depuis longtemps. Ce désagrément s’accrut encore pour K. quand le peintre le pria de prendre place sur le lit, tandis qu’il s’asseyait lui-même devant le chevalet sur la seule chaise de la pièce. Titorelli parut même ne pas comprendre pourquoi K. restait sur le bord; il lui dit de ne pas se gêner, de s’installer confortablement, et, le voyant hésiter, il alla lui-même l’enfoncer dans les oreillers et les édredons. Puis il revint à sa sellette et posa enfin, pour la première fois, une question positive qui fit oublier tout le reste à K.
«Êtes-vous innocent? demanda-t-il.
– Oui», dit K.
Il était heureux de répondre à cette question, d’autant plus que ce n’était pas à titre officiel et qu’il n’engageait ainsi aucune responsabilité. Personne ne l’avait encore interrogé aussi franchement. Pour savourer cette joie, il répéta encore:
«Je suis complètement innocent.
– Ah! ah!» fit le peintre en inclinant la tête avec un air de réfléchir.
Puis il la releva subitement et dit:
«Si vous êtes innocent, la chose est donc très simple.»
Le regard de K. s’assombrit. Cet homme qui se disait le confident de la justice parlait comme un enfant.
«Mon innocence, répondit-il, ne simplifie l’affaire en rien.»
Il ne put s’empêcher de sourire, et, hochant lentement la tête:
«Il y a tant de subtilités dans lesquelles la justice se perd! Elle finit par découvrir un crime là où il n’y a jamais rien eu.
– Évidemment, évidemment, dit le peintre, comme si K. l’eût dérangé inutilement dans ses pensées. Mais vous êtes tout de même innocent?
– Oui, dit K.
– C’est l’essentiel», répondit le peintre.
Les objections ne l’influençaient pas, mais, malgré son ton décidé, on n’arrivait pas à savoir s’il parlait par conviction ou par simple indifférence.
K., désirant au préalable élucider ce point, lui dit:
«Vous connaissez certainement la justice beaucoup mieux que moi; je n’en sais guère que ce qu’on a voulu m’en dire. Mais j’ai trouvé tout le monde d’accord pour affirmer qu’aucune accusation n’était lancée à la légère et qu’une fois l’accusation portée, le tribunal est fermement convaincu de la culpabilité de l’accusé; on ne peut, paraît-il, que très difficilement l’ébranler dans cette conviction.
– Difficilement? demanda le peintre en lançant une main en l’air. Dites que jamais la justice ne se laisse enlever cette conviction! Si je peignais ici tous les juges côte à côte et que vous vous défendissiez devant cette toile, vous auriez sûrement plus de succès que devant le vrai tribunal.
– Oui», dit K. pour lui-même, oubliant que son seul but avait été de sonder le peintre.
Derrière la porte, une gamine recommença à demander:
«Titorelli! Ne va-t-il pas partir bientôt?
– Taisez-vous, cria le peintre dans la direction de la porte; ne voyez-vous donc pas que je m’entretiens avec ce monsieur?»
Mais la gamine ne se tint pas pour satisfaite; elle demanda encore:
«Tu vas faire son portrait?»
Et comme le peintre ne répondait pas, elle ajouta:
«Ne le fais pas surtout! Il est trop laid!»
Il s’ensuivit dans l’escalier un incompréhensible méli-mélo d’exclamations approbatrices. Le peintre bondit vers la porte, l’entrebâilla – on vit les mains tendues des gamines qui suppliaient – et dit:
«Si vous ne restez pas tranquilles, je vous jette toutes en bas de l’escalier. Asseyez-vous là sur les marches et ne bougez plus.»
Elles n’obéirent sans doute pas immédiatement, car il dut encore ordonner:
«Allons, assises et dépêchons!»
Ce fut seulement alors que le calme se fit.
«Je vous présente toutes mes excuses», dit le peintre en revenant vers K.
Celui-ci s’était à peine retourné vers la porte; il avait laissé l’artiste complètement libre de prendre ou non sa défense et de choisir les moyens qu’il voudrait. Il resta tout aussi passif quand Titorelli se pencha vers lui et lui chuchota à l’oreille pour ne pas être entendu du dehors:
«Ces gamines appartiennent aussi à la justice.
– Comment?» demanda K. en retournant la tête et en le regardant avec étonnement.
Mais Titorelli se rassit sur sa sellette et dit en plaisantant, comme pour expliquer:
«Il n’est rien qui ne relève de la justice!
– Première nouvelle», fit brièvement K.
La portée générale de la réflexion du peintre enlevait tout caractère inquiétant à sa remarque au sujet des fillettes. K. n’en resta pas moins un instant à regarder la porte derrière laquelle les gamines restaient tranquillement assises. Seule, l’une d’entre elles avait passé par une fente une paille qu’elle faisait monter et descendre lentement.
«Vous n’avez pas l’air, dit le peintre, de bien connaître encore la justice (il avait largement écarté les jambes et tambourinait de la pointe du pied sur le plancher). Vous n’en aurez d’ailleurs pas besoin, puisque vous êtes innocent; vous vous en tirerez tout seul.
– Comment vous y prendrez-vous donc? demanda K. Ne me disiez-vous pas à l’instant que la justice n’admet aucune espèce de preuve?
– Elle n’admet pas de preuve devant le tribunal, dit le peintre en levant l’index, comme pour faire remarquer à K. une subtile distinction, mais il en va tout autrement des preuves que l’on produit officieusement, dans la salle de délibération, dans les couloirs, ou dans cet atelier.»
Ce qu’il expliquait maintenant semblait plus vraisemblable à K.; cela ressemblait beaucoup à ce que disaient d’autres. C’était même très rassurant. S’il était vraiment aussi facile que maître Huld l’avait dit à K. de faire influencer le juge par des amis, les relations du peintre avec les magistrats pouvaient être très importantes; il ne fallait pas les mépriser! Titorelli pouvait prendre bon rang parmi les auxiliaires que K. réunissait petit à petit autour de lui.
Ne vantait-on pas à la banque les talents d’organisateur de M. le Fondé de pouvoir? C’était le moment de les essayer. Le peintre examinait l’effet que son explication avait produit sur K.; puis il lui dit d’un ton légèrement inquiet:
«N’êtes-vous pas frappé de voir que je parle presque comme un juriste! C’est le résultat de mon contact constant avec ces messieurs de la justice. J’en retire sûrement grand profit, mais l’élan artistique y perd énormément.
– Comment êtes-vous donc entré en relations avec les juges? demanda K., voulant gagner la confiance de Titorelli avant de le prendre carrément à son service.
– De la plus simple des façons, répondit le peintre. J’ai hérité ces relations. Mon père était déjà peintre du tribunal. C’est une situation qui s’hérite toujours. On n’a que faire de nouveaux venus dans ce métier. Suivant les grades des fonctionnaires, on se trouve en effet en face de prescriptions si différentes, si multiples et surtout si secrètes que personne ne les connaît en dehors de certaines familles. J’ai dans ce tiroir que vous voyez là-bas le règlement que détenait mon père et que je ne montre à personne. Or, il faut le posséder à fond pour être autorisé à faire le portrait des juges. Même si je le perdais, j’en connais par cœur tant de points que personne ne pourrait me disputer ma place. Tout juge, vous le comprenez bien, veut être peint comme les grands juges d’autrefois, et il n’y a que moi qui sache le faire.
– Voilà qui est enviable, dit K., songeant à sa situation à la banque. Votre position est donc inébranlable.
– Oui, inébranlable, dit le peintre en se redressant fièrement. Aussi puis-je me permettre d’aider de temps en temps un pauvre diable d’inculpé.
– Et comment vous y prenez-vous?» demanda K., comme si ce n’était pas lui que le peintre vînt de traiter de pauvre diable.
Mais Titorelli ne laissa pas la conversation s’égarer, il déclara:
«Dans votre cas, puisque vous êtes complètement innocent, voici ce que j’entreprendrai…»