«C’est un pauvre homme, un pauvre négociant, un certain Block. Tu n’as qu’à le voir!»
Ils se retournèrent tous deux pour le regarder. Le négociant était resté assis sur le siège que K. lui avait indiqué, il avait soufflé la bougie dont la lumière n’était plus nécessaire et pressait la mèche entre ses doigts pour l’empêcher de fumer.
«Tu étais en chemise», dit K. en retournant la tête de Leni vers le fourneau.
Elle se tut.
«C’est ton amant?» demanda-t-il.
Elle voulut attraper la casserole, mais K. lui saisit les deux mains et lui dit:
«Allons, réponds.»
Elle répondit:
«Viens dans le bureau, je t’expliquerai tout.
– Non, dit K., je veux que tu t’expliques ici.»
Elle se pendit à son cou pour l’embrasser. Mais K. la repoussa et lui dit:
«Je ne veux pas que tu m’embrasses en ce moment.
– Joseph, lui dit Leni sur un ton suppliant mais en le regardant dans les yeux, tu n’es tout de même pas jaloux de M. Block?»
Puis, se tournant vers le négociant, elle ajouta:
«Aide-moi donc, Rudi, tu vois bien qu’on me suspecte, laisse ta bougie.»
On eût pu croire qu’il n’avait pas fait attention à ce que Leni venait de lui dire, mais il était parfaitement au courant.
«Je ne vois pas pourquoi vous seriez jaloux, fit-il sans grande promptitude d’esprit.
– Je ne le vois pas non plus» dit K., et il le regarda en souriant.
Leni éclata de rire et profita de l’inattention de K. pour se pendre à son bras et lui chuchoter:
«Laisse-le maintenant, tu vois bien quel homme c’est. Je me suis un peu occupée de lui parce que c’est un gros client de l’avocat, la chose n’a pas d’autre raison. Et toi? Veux-tu lui parler aujourd’hui? Il est très malade, mais, si tu veux, je t’annoncerai tout de même. Seulement il faudra que tu restes avec moi cette nuit. Il y a si longtemps que tu n’es plus venu nous voir! L’avocat lui-même te demandait. Ne néglige pas ton procès. Moi aussi j’ai à te faire part de diverses choses que j’ai apprises. Mais commence toujours par enlever ton manteau.»
Elle l’aida à retirer sa fourrure, le débarrassa de son chapeau, courut au vestibule pour les pendre, puis revint en hâte et regarda où en était son lait de poule.
«Dois-je t’annoncer ou lui porter son lait avant?
– Commence par m’annoncer», dit K.
Il était dépité, son intention première ayant été de discuter d’abord à fond de son dessein avec Leni; la présence du négociant l’en avait empêché en lui en ôtant l’envie. Mais maintenant son affaire commençait à lui paraître trop importante pour qu’il permît à ce petit Block d’y jouer un rôle qui serait peut-être décisif. Aussi rappela-t-il Leni – elle était déjà dans le couloir.
«Porte-lui tout de même le lait d’abord! ordonna-t-il, il faut qu’il prenne des forces pour l’entretien que nous allons avoir, il en aura besoin.
– Vous êtes aussi un client de l’avocat?» dit à voix basse, de son coin, le négociant sur le ton d’une constatation. Mais il fut déçu.
«Que vous importe?» dit K.
Et Leni ajouta:
«Te tairas-tu? Je lui apporte le lait, dit-elle en se tournant vers K.; et elle versa le lait de poule dans une tasse. Il n’y aura plus à craindre ensuite que de le voir s’endormir trop tôt, car il dort dès qu’il a mangé.
– Ce que je lui dirai le réveillera,» déclara K. constamment soucieux de faire comprendre à Leni qu’il avait l’intention de parler de choses très importantes à l’avocat.
Il voulait que ce fût Leni qui l’interrogeât la première avant d’aborder le sujet. Mais elle se contentait d’exécuter ses ordres à la lettre. En passant devant lui avec son lait de poule, elle le frôla intentionnellement et lui souffla:
«Dès qu’il aura mangé, je t’annoncerai, pour te retrouver le plus tôt possible.
– Va! dit K.
– Sois donc plus gentil» répondit-elle en se retournant une dernière fois sur le pas de la porte.
K. la suivit des yeux; maintenant il était complètement décidé à se défaire de l’avocat; il valait mieux n’en rien dire à Leni; elle ne connaissait pas assez l’histoire, et elle le lui eût certainement déconseillé; or, si K. hésitait encore cette fois, il resterait dans l’inquiétude par la suite et ce serait à recommencer, car sa résolution était bien arrêtée. Plus il apporterait de hâte à la mettre à exécution, plus il éviterait de dégâts; le négociant saurait d’ailleurs peut-être le renseigner à ce sujet.
K. se tourna vers lui; à peine le négociant s’en fut-il aperçu qu’il voulut se lever.
«Restez assis, dit K. en installant une chaise près de la sienne. Êtes-vous déjà un vieux client de l’avocat?
– Oui, dit le négociant, un très ancien client.
– Depuis combien d’années vous assiste-t-il?
– Je ne sais pas comment vous l’entendez, répondit l’autre. Dans les questions que soulèvent mes affaires – j’ai un gros commerce de grains – il me conseille depuis que je m’occupe de l’entreprise, c’est-à-dire quelque vingt ans, et pour mon procès – c’est de lui que vous vouliez sans doute parler – il me représente depuis le début, il y a déjà plus de cinq ans.
«Oui, beaucoup plus, ajouta-t-il en sortant un vieux portefeuille, j’ai tout inscrit ici; si vous le désirez je puis vous dire la date exacte; on n’arrive pas à tout retenir. Mon procès doit durer depuis bien plus longtemps, il a commencé peu après la mort de ma femme qui est survenue il y a plus de cinq ans et demi.»
K. se rapprocha encore de lui.
«Il s’occupe donc aussi, demanda-t-il, des questions de droit courantes?»
Cette combinaison des affaires et du droit lui paraissait extrêmement rassurante.
«Bien sûr» dit le négociant.
Puis il souffla à K.:
«On dit même qu’il est plus capable dans ce genre d’affaires que dans les autres.»
Mais il sembla se repentir d’en avoir trop dit, car, posant une main sur l’épaule de K., il ajouta:
«Je vous en supplie, ne me trahissez pas.»
K. lui frappa sur la cuisse pour le rassurer et lui dit:
«Non, je ne suis pas un traître.
– C’est qu’il est très rancunier, fit le négociant.
– Avec un client aussi fidèle que vous, dit K., il ne fera certainement rien.
– Oh! si! dit le négociant, quand il est excité, il ne se connaît plus; d’ailleurs on ne peut pas dire que je lui sois fidèle.
– Comment cela? demanda K.
– Dois-je vous le confier? demanda à son tour le négociant légèrement hésitant.
– Je pense que vous le pouvez, dit K.
– Eh bien, fit le négociant, je vais vous confesser une partie de mon secret, mais il faudra qu’à votre tour vous m’en révéliez un aussi pour que nous restions solidaires en face de l’avocat.
– Quelle prudence! dit K., mais soit, je vous confierai un secret qui vous rassurera complètement. En quoi consiste donc votre infidélité?
– J’ai, dit le négociant hésitant, et du même ton qu’il eût avoué quelque chose de déshonorant, j’ai d’autres avocats que lui.
– Ce n’est pas bien grave, dit K. un peu déçu.
– Ici, non, dit le négociant qui respirait péniblement depuis qu’il avait fait cet aveu mais commençait tout de même à reprendre un peu confiance sous l’impression de la réflexion de K. Seulement ce n’est pas permis; et c’est encore moins permis quand il s’agit d’avocats marrons. Or, c’est justement le cas. J’ai cinq avocats marrons.
– Cinq!» s’écria K.
C’était le nombre qui le plongeait dans l’étonnement.
«Cinq avocats en plus de celui-ci?»
Le négociant fit «oui» de la tête.
«Je suis en train de négocier avec un sixième.
– Mais pourquoi donc tant d’avocats? demanda K.
– J’ai besoin de tous!
– Pouvez-vous m expliquer comment?
– C’est bien facile, dit le négociant. Avant tout – c’est bien évident, je ne veux pas perdre mon procès. Aussi ne puis-je rien négliger de ce qui risque de me servir; même si l’espoir est très faible je n’ai pas le droit de ne pas courir ma chance. J’ai donc consacré à mon procès tout ce que je possède. J’ai retiré tout mon argent de mon entreprise; autrefois, mes bureaux garnissaient presque tout un étage; aujourd’hui, je me contente dans l’arrière-maison d’une petite pièce et d’un simple apprenti. Ce n’est pas seulement le retrait de l’argent qui a causé cette régression, c’est surtout la diminution de ma puissance de travail. Quand on veut faire quelque chose pour son procès on ne peut plus s’occuper de rien.