– Vous allez donc travailler vous-même à la justice? demanda K. C’est de cela précisément que j’aimerais vous entendre parler.
– Je ne peux pas vous apprendre grand-chose à ce sujet, dit le négociant, j’avais bien essayé de le faire au début, mais j’y ai vite renoncé. C’est un travail extrêmement épuisant dont on ne tire pas grand profit; il m’est vite devenu complètement impossible de travailler et de négocier dans les bureaux du tribunal. Le seul fait d’y rester assis et d’y attendre son tour demande déjà un gros effort, mais vous connaissez bien vous-même l’atmosphère de ces bureaux.
– Comment savez-vous donc que j’y suis allé? demanda K.
– Je me trouvais dans la salle d’attente au moment où vous y êtes passé.
– Quelle curieuse coïncidence! s’écria K. oubliant complètement, dans l’intérêt qu’il prenait pour ce fait, le ridicule du négociant. Vous m’avez donc vu traverser? Vous étiez dans, la salle d’attente au moment où je suis passé? Oui, en effet, j’y suis allé une fois.
– Ce n’est pas un bien grand hasard, fit le négociant, j’y suis presque tous les jours.
– Maintenant, dit K., je vais probablement y aller fréquemment moi aussi, mais j’y serai probablement reçu bien moins respectueusement que l’autre fois. Tout le monde s’était levé, on avait dû me prendre pour un juge.
– Non, dit le négociant, c’était pour l’huissier que nous nous étions levés. Pour vous, nous savions bien que vous étiez accusé. Ces nouvelles-là se répandent très vite.
– Vous le saviez déjà? dit K. Mon attitude a dû, dans ce cas, vous paraître bien orgueilleuse. Personne n’a rien dit dans ce sens?
– Non, fit le négociant, au contraire. Mais ce ne sont que des bêtises.
– Quelles bêtises? demanda K.
– Pourquoi me demandez-vous cela?» dit le négociant impatienté.
«Vous avez l’air de ne pas connaître encore ces gens et vous le prendrez peut-être mal. Il ne vous faut pas perdre de vue qu’au cours de ces longues procédures on parle souvent de bien des choses que la raison ne peut plus contrôler; on est beaucoup trop fatigué, bien des sujets vous laissent froid et on se rabat sur des superstitions. Je parle des autres, mais au fond je ne vaux pas mieux. L’une de ces superstitions consiste à croire qu’on peut lire l’issue du procès sur la tête de l’accusé, et surtout dans le dessin de ses lèvres. Les gens qui croient à de tels présages ont donc dit que d’après vos lèvres vous ne tarderiez certainement pas à être condamné. Je vous le répète, c’est un préjugé ridicule que l’expérience dément dans la plupart des cas, mais, quand on vit dans ce milieu, il est difficile d’échapper à de telles pensées. Vous n’avez pas idée de la force que peut avoir cette superstition. Vous avez parlé là-bas à un homme, n’est-ce pas? Il a à peine pu vous répondre. On peut avoir évidemment bien des raisons de se troubler, mais l’une d’entre elles, dans ce cas, était certainement l’aspect de votre bouche. Il a même raconté plus tard qu’il avait cru voir sur vos lèvres le signe de sa propre condamnation.
– Sur mes lèvres? demanda K. en sortant un miroir de poche dans lequel il se regarda. Je ne vois rien de particulier sur mes lèvres. Et vous?
– Moi non plus, dit le négociant, rien de rien.
– Que ces gens sont superstitieux! s’écria K.
– Ne vous l’avais-je pas dit? demanda le négociant.
– Se fréquentent-ils donc tellement? dit K. Échangent-ils donc leurs impressions? Jusqu’ici, je me suis tenu complètement à l’écart.
– En général, dit le négociant, ils ne se fréquentent pas; ce serait impossible; ils sont trop! ils ont d’ailleurs peu d’intérêts communs. S’il arrive parfois qu’un groupe s’en découvre, il ne tarde pas à voir qu’il s’est trompé. Rien ne peut se faire en commun contre le tribunal. Tout cas est examiné à part; il n’y a pas justice plus minutieuse. On ne peut donc parvenir à rien en se liguant. Des isolés arrivent parfois à obtenir quelque chose en secret, mais les autres ne l’apprennent qu’après, personne ne sait comment la chose s’est faite. Il n’y a pas de solidarité, on se rencontre bien de temps en temps dans les salles d’attente, mais on y parle peu. Les opinions superstitieuses existent déjà depuis très longtemps et se multiplient d’elles-mêmes.
– J’ai vu, dit K., ces messieurs faire antichambre là-bas, et leur attente m’a paru si inutile!
– L’attente n’est pas inutile, dit le négociant. Ce qui est inutile, c’est de se mêler personnellement de son procès. Je vous ai déjà dit qu’en dehors de maître Huld j’avais encore cinq avocats. On devrait donc penser – c’est ce que je faisais moi-même au début – que je peux leur laisser tout le soin de mon affaire. Ce serait entièrement faux. C’est encore moins facile que si je n’en avais qu’un. Vous ne me comprenez sans doute pas?
– Non, dit K. en posant sa main sur celle du négociant pour le calmer, car il allait beaucoup trop vite. Mais je vous prierai de parler un peu plus lentement, car tout cela a beaucoup d’importance pour moi, et je n’arrive pas bien à vous suivre.
– Vous faites bien de me le rappeler, déclara le négociant, vous êtes un nouveau, un néophyte; votre procès n’a que six mois, n’est-ce pas?
– Oui.
– J’en ai entendu parler; quel jeune procès! Mais moi voilà cent mille fois que je réfléchis à ces choses, elles sont toutes naturelles pour moi.
– Vous devez être heureux que votre procès soit déjà si avancé?» dit K., ne voulant pas lui demander directement où en étaient ses affaires.
La réponse qu’il reçut ne fut pas plus précise que sa question.
«Oui, dit le négociant en inclinant la tête, voilà déjà cinq ans que je pousse mon procès, ce n’est pas un petit travail!»
Puis il se tut un instant. K. épiait le retour de Leni. D’une part il n’eût pas aimé qu’elle revînt prématurément, car il avait encore beaucoup de questions à poser et ne voulait pas être surpris en entretien confidentiel avec le négociant; mais, d’autre part, il était irrité qu’elle restât, malgré sa présence, si longtemps auprès de l’avocat; le lait de poule ne justifiait pas une absence d’une telle durée.
«Je me rappelle encore le temps, fit le négociant – et K. fut tout de suite absorbé – je me rappelle encore le temps où mon procès avait à peu près l’âge du vôtre. Je n’avais alors pour avocat que maître Huld, mais je n’étais pas très content de lui.»
«Je vais tout savoir», pensa K. en hochant vivement la tête comme si ce geste pouvait encourager le négociant à dire tout ce qui valait d’être su.
«Mon procès, poursuivit M. Block, n’avançait pas; on fixait bien des interrogatoires, et je m’y rendais même toujours, je réunissais des documents, je présentais tous mes livres d’affaires – ce qui n’était même pas nécessaire, comme je l’ai appris plus tard – je ne cessais d’aller trouver mon avocat, il avait même présenté plusieurs requêtes à la justice…
– Plusieurs requêtes? demanda K.
– Mais oui, bien sûr, fit le négociant.
– Voilà, dit K., qui m’intéresse énormément, avec moi il en est encore à travailler à la première. Il n’a rien fait. Je vois maintenant qu’il me néglige honteusement.
– Il peut y avoir d’excellents motifs, dit le négociant, à ce que la requête ne soit pas encore finie. Pour les miennes, d’ailleurs, nous avons vu plus tard qu’elles n’avaient servi absolument à rien. J’ai pu en lire une moi-même grâce à la complaisance d’un employé. Elle était, je l’avoue, pleine d’érudition; mais au fond il n’y avait rien dedans: beaucoup de latin, que je ne comprends pas, et puis des pages et des pages d’appels à la justice, ensuite des flatteries pour certains fonctionnaires, qui n’étaient pas expressément nommés, mais que les initiés devaient pouvoir reconnaître, après cela le propre éloge de l’avocat, un éloge à propos duquel il se roulait devant la justice avec l’humilité d’un chien, et enfin l’examen de vieux cas judiciaires qui devaient ressembler au mien. Cet examen était fait, à vrai dire, autant que j’aie pu le suivre, avec le plus grand soin. Remarquez bien qu’en vous disant tout cela, je ne prétends pas juger le travail de l’avocat; d’ailleurs la requête que j’ai lue n’en était qu’une entre bien d’autres; mais, et c’est là le point dont je veux vous parler, de toute façon je n’ai jamais pu constater un seul progrès dans mon procès.