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– Mais je ne suis pas coupable! dit K., c’est une erreur. D’ailleurs, comment un homme peut-il être coupable? Nous sommes tous des hommes ici, l’un comme l’autre.

– C’est juste, répondit l’abbé, mais c’est ainsi que parlent les coupables.

– Es-tu prévenu contre moi, toi aussi? demanda K.

– Je n’ai pas de prévention contre toi, répondit l’abbé.

– Je te remercie, dit K. Mais tous ceux qui s’occupent du procès ont une prévention contre moi. Ils la font partager à ceux qui n’ont rien à y voir, ma situation devient de plus en plus difficile.

– Tu te méprends sur les faits, dit l’abbé. La sentence ne vient pas d’un seul coup, la procédure y aboutit petit à petit.

– Voilà donc où j’en suis, dit K. en laissant retomber la tête.

– Que vas-tu faire maintenant pour ton procès? demanda l’abbé.

– Je vais encore chercher de l’aide, dit K. en relevant la tête pour voir ce que l’ecclésiastique en pensait. Il y a certaines possibilités que je n’ai pas encore exploitées.

– Tu vas trop chercher l’aide des autres, et surtout celle des femmes, lui répondit l’abbé d’un air désapprobateur. Ne t’aperçois-tu donc pas qu’elles ne sont pas d’un vrai secours?

– Parfois, dit K., et même souvent, je pourrais te donner raison, mais pas toujours. Les femmes ont une grande puissance. Si j’arrivais à décider quelques femmes que je connais à se liguer pour travailler en ma faveur je finirais bien par aboutir. Surtout avec cette justice où l’on ne trouve guère que des coureurs de jupons. Montre une femme au loin au juge d’instruction, il renversera sa table et l’accusé pour pouvoir arriver à temps.»

L’abbé pencha la tête vers l’appui; c’était la première fois qu’il semblait oppressé par le toit de la chaire. Quel temps pouvait-il faire dehors? Ce n’était plus une journée grise, c’était déjà la pleine nuit. Nulle couleur des grands vitraux n’arrivait à couper du moindre reflet l’ombre des murs.

Et c’était pourtant maintenant que le sacristain se mettait à éteindre l’un après l’autre tous les cierges du maître-autel.

«M’en veux-tu? demanda K. à l’abbé. Tu ne sais peut-être pas quelle justice tu sers.»

Il ne reçut pas de réponse.

«Je n’ai parlé que de mes expériences», dit K.

Mais nulle réponse ne vint encore de là-haut.

«Je ne voulais pas t’offenser», dit K.

Mais l’abbé lui cria d’en haut:

«Ne vois-tu donc pas à deux pas?»

Il avait crié dans la colère, mais en même temps comme un homme qui, voyant tomber quelqu’un, crie lui-même involontairement parce qu’il se sent effrayé.

Et maintenant ils se taisaient tous deux. L’abbé ne pouvait certainement pas distinguer K. dans les ténèbres qui régnaient en bas de la chaire alors que K. le voyait nettement dans la lumière de la petite lampe. Pourquoi l’abbé ne descendait-il pas? Il n’avait pas tenu de sermon, mais donné simplement à K. quelques indications qui lui feraient probablement plus de tort que de bien s’il en tenait scrupuleusement compte. Pourtant, la bonne intention de l’abbé paraissait hors de doute.

K. pourrait s’entendre avec lui s’il descendait de sa chaire, il n’était pas impossible que le prêtre lui donnât un conseil acceptable et décisif qui lui montrerait, par exemple, non comment on pouvait influencer la procédure, mais comment on pouvait sortir de l’encerclement du procès, comment on pouvait le contourner et vivre en dehors de lui. Cette possibilité devait forcément exister, K. avait souvent pensé à elle dans les derniers temps. Mais si l’abbé la connaissait la révélerait-il quand on l’en prierait? N’appartenait-il pas lui-même à la justice? N’avait-il pas lui-même fait violence à la douceur de son naturel pour vitupérer rudement K. lorsqu’il avait attaqué le tribunal?

«Ne veux-tu pas descendre? demanda K. Il n’y a pas de sermon à faire. Viens vers moi.

– Oui, maintenant je peux venir», dit l’abbé.

Il se repentait peut-être d’avoir crié. En décrochant la lampe il dit:

«J’étais obligé de commencer par parler de loin. Quand je ne le fais pas je me laisse trop facilement influencer et j’en oublie mon ministère.»

K. l’attendit au pied de l’escalier. L’abbé lui tendit la main au passage avant même d’être en bas.

«Peux-tu me donner un peu de temps? demanda K.

– Autant que tu voudras,» dit l’abbé en tendant à K. la petite lampe pour la lui faire porter. Même de près il conservait dans toute sa personne une certaine solennité.

«Tu es très aimable pour moi», dit K.

Ils allaient et venaient l’un à côté de l’autre dans les ténèbres du bas-côté.

«Tu es une exception parmi les gens de justice. J’ai plus de confiance en toi qu’en tout autre d’entre eux quoique j’en connaisse beaucoup. Avec toi, je peux parler franchement.

– Ne te méprends pas, dit l’abbé.

– Sur quoi me méprendrais-je donc? demanda K.

– C’est sur la justice que tu te méprends, lui dit l’abbé, et il est dit de cette erreur dans les écrits qui précèdent la Loi: «Une sentinelle se tient postée devant la Loi; un homme vient un jour la trouver et lui demande la permission de pénétrer. Mais la sentinelle lui dit qu’elle ne peut pas le laisser entrer en ce moment. L’homme ce réfléchit et demande alors s’il pourra entrer plus tard. “ C’est possible, dit la sentinelle, mais pas maintenant. ” La sentinelle s’efface devant la porte, ouverte comme toujours, et l’homme se penche pour regarder à l’intérieur. La sentinelle, le voyant faire, rit et dit: “ Si tu en as tant envie essaie donc d’entrer malgré ma défense. Mais dis-toi bien que je suis puissant. Et je ne suis que la dernière des sentinelles. Tu trouveras à l’entrée de chaque salle des sentinelles, de plus en plus puissantes; dès la troisième, même moi, je ne peux plus supporter leur vue. ” L’homme ne s’était pas attendu à de telles difficultés, il avait pensé que la Loi devait être accessible à tout le monde et en tout temps, mais maintenant, en observant mieux la sentinelle, son manteau de fourrure, son grand nez pointu et sa longue barbe rare et noire à la tartare, il se décide à attendre quand même jusqu’à ce qu’on lui permette d’entrer. La sentinelle lui donne un escabeau et le fait asseoir à côté de la porte. Il reste là de longues années. Il multiplie les tentatives pour qu’on lui permette d’entrer et fatigue la sentinelle de ses prières. La sentinelle lui fait subir parfois de petits interrogatoires, l’interroge sur son village et sur beaucoup d’autres sujets, mais ce ne sont que des questions indifférentes comme les posent les grands seigneurs et pour finir elle dit toujours qu’elle ne peut pas le laisser entrer. L’homme, qui s’est abondamment pourvu pour son voyage de toutes sortes de provisions, emploie tout, si précieux que ce soit, pour soudoyer la sentinelle, Et la sentinelle prend bien tout, mais en disant: “ Je n’accepte que pour que tu ne puisses pas penser que tu as négligé quelque chose. ” Pendant ses longues années d’attente, l’homme ne cesse presque jamais d’observer la sentinelle. Il en oublie les autres gardiens, il lui semble que le premier est le seul qui l’empêche d’entrer dans la Loi. Et il maudit bruyamment la cruauté du hasard pendant les premières années; plus tard, en devenant vieux, il ne fait plus que grommeler. Il retombe en enfance, et comme, au cours des longues années où il a étudié la sentinelle, il a fini par connaître jusqu’aux puces de son col de fourrure, il prie les puces elles-mêmes de l’aider à fléchir le gardien. Finalement, sa vue s’affaiblit et il ne sait si la nuit se fait vraiment autour de lui on s’il est trompé par ses yeux. Mais maintenant il discerne dans l’ombre l’éclat d’une lumière qui brille à travers les portes de la Loi. Il n’a plus pour longtemps à vivre désormais. Avant sa mort, tous ses souvenirs viennent se presser dans son cerveau pour lui imposer une question qu’il n’a pas encore adressée. Et, ne pouvant redresser son corps raidi, il fait signe au gardien de venir. Le gardien se voit obligé de se pencher très bas sur lui, car la différence de leurs tailles s’est extrêmement modifiée. “ Que veux-tu donc encore savoir? demande-t-il, tu es insatiable. – Si tout le monde cherche à connaître la Loi, dit l’homme, comment se fait-il que depuis si longtemps personne que moi ne t’ait demandé d’entrer? ” Le gardien voit que l’homme est sur sa fin et, pour atteindre son tympan mort, il lui rugit à l’oreille: “ Personne que toi n’avait le droit d’entrer ici, car cette entrée n’était faite que pour toi, maintenant je pars, et je ferme. ”