– Certainement, certainement, dit K., mais cela peut aller trop loin.
– Eh oui! dit Mme Grubach, comme vous avez raison, monsieur! Et c’est peut-être même le cas! Je ne veux pas dire de mal de Mlle Bürstner, c’est une brave petite, bien gentille, bien aimable, bien convenable, et ponctuelle, et travailleuse; j’apprécie beaucoup tout cela; mais il y a une chose de vraie, elle devrait être plus fière, elle devrait avoir plus de retenue; je l’ai déjà vue deux fois ce mois-ci dans des petites rues, et chaque fois avec quelqu’un de différent; cela me fait beaucoup de peine. Je ne le raconte qu’à vous, monsieur K. Mais je ne pourrai pas éviter de lui en parler à elle-même. Ce n’est d’ailleurs pas la seule chose qui me la fasse suspecter.
– Vous faites complètement fausse route, dit K. furieux et presque incapable de dissimuler sa colère; d’ailleurs, vous vous êtes visiblement méprise sur le sens de ma réflexion au sujet de cette demoiselle. Je ne voulais pas dire ce que vous avez pensé; je vous conseille même franchement de ne pas lui parler du tout; je la connais très bien; il n’y a rien de vrai dans ce que vous disiez. Mais peut-être vais-je trop loin, je ne veux vous empêcher de rien faire, dites-lui ce que vous voudrez.
– Mais, monsieur K., dit Mme Grubach, en le suivant jusqu’à la porte qu’il avait déjà ouverte, je n’ai pas du tout l’intention de parler encore à la demoiselle; il faut d’abord naturellement que je l’observe davantage; il n’y a qu’à vous que j’aie confié ce que je savais. Après tout, c’est dans l’intérêt de tous les pensionnaires si l’on veut tenir leur pension propre! Est-ce que je cherche à faire autre chose?
– Propre! jeta encore K. par l’entrebâillement de la porte; si vous voulez tenir la pension propre, il vous faut commencer par me donner congé…»
Puis il referma brutalement; on frappa encore légèrement, mais il ne s’en inquiéta pas.
Pourtant, comme il n’avait aucune envie de dormir, il décida de ne pas se coucher; cela lui fournirait en même temps l’occasion de constater l’heure à laquelle rentrerait Mlle Bürstner. Peut-être pourrait-il alors échanger encore quelques mots avec elle, si déplacé que ce pût être. Tout en regardant par la fenêtre, il pensa même un moment dans sa fatigue à punir Mme Grubach en décidant Mlle Bürstner à donner congé avec lui, mais l’exagération de ce procédé lui apparut aussitôt et il se soupçonna de chercher à quitter l’appartement à cause des événements du matin. Rien n’eût été plus fou ni surtout plus inutile et plus méprisable [5].
Quand il fut las de regarder la rue vide, il se coucha sur le canapé après avoir entrouvert la porte du vestibule pour pouvoir identifier du premier coup ceux qui rentreraient. Il resta là à fumer un cigare jusque vers onze heures. Puis, n’y tenant plus, il alla se promener un peu dans le vestibule comme s’il pouvait hâter par là l’arrivée de Mlle Bürstner. Il n’avait pas grand besoin d’elle et ne pouvait même pas se la rappeler très bien, mais il avait décidé de lui parler et il s’impatientait de voir qu’elle dérangeait par son retard la régularité de sa journée. C’était aussi la faute de Mlle Bürstner s’il n’avait pas dîné ce soir-là et s’il n’était pas allé voir Elsa dans la journée comme il se l’était promis. À vrai dire, pour rattraper le dîner et la visite, il n’aurait qu’à se rendre au café où Elsa était employée. C’était ce qu’il ferait dès qu’il aurait parlé à Mlle Bürstner.
Onze heures et demie étaient déjà passées quand il entendit un pas dans l’escalier. Tout absorbé par ses pensées il allait et venait dans le vestibule aussi bruyamment que dans sa propre chambre; en entendant monter il se trouva surpris et se réfugia derrière sa porte; c’était bien Mlle Bürstner qui revenait. En refermant la porte d’entrée elle jeta avec un frisson un châle de soie sur ses frêles épaules. Elle menaçait à chaque instant de retourner dans sa chambre où K. ne pourrait naturellement plus la voir après minuit; il fallait donc qu’il lui parlât immédiatement. Malheureusement il avait oublié de faire de la lumière chez lui; s’il sortait de cette pièce obscure il aurait l’air de vouloir sauter comme un brigand sur la jeune fille et lui ferait certainement grand-peur. Ne sachant que faire, comme il n’y avait plus de temps à perdre, il appela à voix basse par l’entrebâillement de la porte:
«Mademoiselle Bürstner.»
On eût dit d’une prière plutôt que d’un appel.
«Y a-t-il quelqu’un ici? demanda Mlle Bürstner en regardant autour d’elle avec des yeux ronds de surprise.
– C’est moi, dit K. en s’avançant.
– Ah! monsieur K., dit en souriant Mlle Bürstner; bonsoir, monsieur, et elle lui tendit la main.
– J’avais quelques mots à vous dire, voulez-vous me permettre de le faire maintenant?
– Maintenant? demanda Mlle Bürstner, faut-il absolument que ce soit maintenant? n’est-ce pas un peu étrange, dites?
– Je vous attends déjà depuis deux heures.
– Ma foi, comme j’étais au théâtre je ne pouvais pas m’en douter.
– Les raisons que j’ai de vous parler ne se sont présentées qu’aujourd’hui.
– Mon Dieu, je ne vois pas en principe d’obstacle à ce que vous veniez me parler, mais je suis horriblement fatiguée. Passez donc un instant chez moi. Il ne faut pas causer ici, nous réveillerions tout le monde et ce serait encore plus désagréable pour moi que pour les gens. Attendez là et éteignez dans le vestibule dès que j’aurai allumé chez moi.»
K. fit comme on le lui avait dit; il attendit même un peu plus; finalement, Mlle Bürstner l’appela à voix basse de sa chambre:
«Asseyez-vous», lui dit-elle en lui indiquant le divan.
Pour son compte elle resta debout, adossée au montant du lit malgré la lassitude dont elle avait parlé; elle n’avait même pas enlevé son petit chapeau qui était orné d’une grande profusion de fleurs.
«Que me vouliez-vous donc? dit-elle. Je suis vraiment curieuse de l’apprendre.»
Elle croisa légèrement les jambes.
«Vous direz peut-être, commença K., que l’affaire ne pressait pas tant qu’il en fallût parler maintenant, mais…
– Je n’écoute jamais les circonlocutions, dit Mlle Bürstner.
– Voilà qui facilite ma tâche, déclara K. Votre chambre a donc été un peu dérangée ce matin, et par ma faute en quelque sorte; ce sont des étrangers qui l’ont fait malgré moi, et pourtant à cause de moi comme je vous l’ai déjà dit: c’est de quoi je voulais vous prier de m’excuser.
– Ma chambre? demanda Mlle Bürstner en scrutant le visage de K. au lieu d’examiner la pièce.
– Je n’y peux rien,» dit K.
Ils se regardèrent tous deux dans les yeux pour la première fois.
«La façon dont la chose s’est passée ne mérite pas un mot en elle-même.
– Et c’est pourtant le point le plus intéressant, dit Mlle Bürstner.
– Non, dit K.
– S’il en est ainsi, répondit Mlle Bürstner, je ne veux pas forcer vos confidences, admettons que la chose n’a rien d’intéressant, je ne soulève pas d’objection. Quant à l’excuse que vous me demandez, je vous l’accorde bien volontiers, et d’autant plus facilement que je ne peux pas trouver trace de désordre.»
Elle posa les mains à plat sur ses hanches et fit une ronde autour de la pièce. Parvenue à la petite natte à laquelle étaient accrochées les photographies, elle s’arrêta.
«Voyez pourtant! s’écria-t-elle, mes photographies ont été vraiment dérangées! Voilà qui n’est pas gentil! Quelqu’un s’est donc vraiment introduit dans ma chambre?»
K. fit oui de la tête tout en maudissant dans son for intérieur l’employé Kaminer qui ne pouvait jamais maîtriser sa stupide bougeotte.
«Il est étrange, dit Mlle Bürstner, que je sois obligée de vous défendre une chose que vous devriez vous interdire de vous-même et que je me voie contrainte de vous dire de ne pas pénétrer chez moi en mon absence!
– Je vous ai pourtant expliqué, mademoiselle, dit K. en allant voir aussi, que ce n’était pas moi qui avais touché à vos photos; mais, puisque vous n’y croyez pas, je suis bien forcé de vous avouer que la commission d’enquête a amené avec elle trois employés de la banque dont l’un a dû se permettre de déranger ces portraits; je le ferai renvoyer à la première occasion.
«Oui, mademoiselle, il est venu ici une commission d’enquête, ajouta-t-il en voyant que la jeune fille ouvrait des yeux interrogateurs.
[5]