K. s’enfonça lentement dans la rue comme s’il avait eu le temps maintenant, ou comme si le juge d’instruction l’avait vu par quelque fenêtre et savait qu’il était présent. Il était un peu plus de neuf heures. La maison était assez loin, elle avait une façade extraordinairement longue et une porte de formidables dimensions qui devait avoir été percée pour le charroi des marchandises des divers dépôts qui entouraient la grande cour, portes fermées et dont certains s’ornaient de noms de firmes que K. connaissait par la banque. À l’encontre de ses habitudes il s’occupa minutieusement de ces détails et s’arrêta même un instant à l’entrée de la cour. Près de lui, assis sur une caisse, un homme pieds nus lisait le journal. Deux jeunes garçons se balançaient aux deux bouts d’une voiture à bras. Devant une pompe une grêle fillette en camisole se tenait debout et regardait K. pendant que sa cruche s’emplissait. Dans un coin, entre deux fenêtres, on pendait du linge sur une corde; un homme, au-dessous, dirigeait le travail en lançant des indications.
K. s’avançait déjà vers l’escalier quand il s’arrêta tout à coup en s’apercevant qu’il y en avait encore trois autres, sans compter un petit passage qui devait mener à une seconde cour. Il s’irrita de voir qu’on ne lui avait pas précisé la situation du bureau où il devait se rendre; on l’avait vraiment traité avec une négligence étrange ou une indifférence révoltante; il avait l’intention de le faire remarquer haut et ferme. Il finit tout de même par monter le premier escalier, jouant en pensée avec l’expression de l’inspecteur Willem qui lui avait dit que la justice était «attirée par le délit», d’où il suivait que la pièce cherchée se trouverait forcément au bout de l’escalier que K. choisissait par hasard.
En montant il dérangea des enfants qui jouaient sur le palier et qui le regardèrent d’un mauvais œil quand il traversa leurs rangs.
«Si je reviens ici, se disait-il, il faudra que j’apporte des bonbons pour gagner leurs bonnes grâces ou une canne pour les battre.»
Il dut même attendre un moment qu’une boule de jeu de quille eût achevé son chemin; deux gamins qui avaient déjà de mauvaises têtes de rôdeurs adultes l’y obligèrent en le maintenant par le pantalon; s’il les avait secoués il leur aurait fait du mal et il redoutait leurs cris.
Ce fut au premier étage que ses vraies recherches commencèrent.
Comme il ne pouvait demander le juge d’instruction il inventa un menuisier Lanz – ce nom lui vint à l’esprit parce que c’était celui du neveu de Mme Grubach – et il décida de demander à toutes les portes si c’était là qu’habitait le menuisier Lanz, afin de posséder un prétexte pour regarder l’intérieur. Mais il s’aperçut qu’on pouvait le faire la plupart du temps bien plus facilement encore, car presque toutes les portes étaient ouvertes pour permettre aux enfants d’aller et de venir. Elles laissaient voir en général de petites pièces à une fenêtre qui servaient de cuisine et de chambre à coucher. Des femmes armées de leur dernier nourrisson remuaient de leur main libre des casseroles sur le foyer. Des gamines vêtues d’un simple tablier semblaient faire tout le travail. Dans certaines chambres les lits étaient encore occupés par des malades, des dormeurs ou des gens qui se reposaient tout habillés. Quand une porte était fermée, K. frappait et demandait si le menuisier Lanz n’habitait pas là. La plupart du temps une femme ouvrait, écoutait la question et se retournait vers quelqu’un qui se redressait sur le lit.
«Ce monsieur demande s’il n’y a pas ici un menuisier Lanz.
– Un menuisier Lanz? demandait-on du lit.
– Oui,» disait K. bien que le juge d’instruction ne fût pas là et qu’il n’eût plus rien à savoir.
Bien des gens pensaient qu’il devait tenir beaucoup à trouver ce menuisier Lanz; ils réfléchissaient longuement et finissaient par nommer un menuisier, mais qui ne s’appelait pas Lanz, ou par dire un nom qui présentait avec celui de Lanz une lointaine ressemblance, ou encore ils allaient interroger le voisin, ou bien ils accompagnaient K. jusqu’à la porte de quelque appartement impossible où il pouvait y avoir à leur avis quelqu’un qui répondît au nom qu’on leur disait ou un monsieur qui saurait mieux renseigner K. Finalement, K. n’eut presque plus à interroger lui-même; on le mena à peu près partout. Il en faillit déplorer sa méthode qui lui avait d’abord paru si pratique. Au cinquième étage, il décida de renoncer à ses recherches, prit congé d’un jeune ouvrier qui voulait très aimablement le mener un peu plus haut, et redescendit. Mais, dépité alors par l’inutilité de son entreprise, il finit tout de même par remonter et frappa à une porte du cinquième. La première chose qu’il vit dans la petite pièce fut une grande horloge qui marquait déjà dix heures.
«Est-ce ici chez le menuisier Lanz? demanda-t-il.
– Entrez», dit une jeune femme aux yeux noirs en train de laver du linge d’enfants dans un baquet, en lui montrant de sa main savonneuse la porte ouverte de la pièce voisine.
K. crut qu’il avait mis les pieds dans une réunion publique. Une foule de gens des plus divers emplissait une pièce à deux fenêtres autour de laquelle courait à faible distance du plafond une galerie bondée de monde et où les spectateurs ne pouvaient se tenir que courbés, la tête et le dos butant le plafond. Nul ne s’inquiéta de son entrée.
K., trouvant l’air trop épais, ressortit et dit à la jeune femme qui l’avait sans doute mal compris:
«Je vous avais demandé un certain Lanz qui est menuisier de son état.
– Mais oui! dit la femme, vous n’avez qu’à entrer.»
K. ne l’eût sans doute pas fait si elle n’avait saisi juste à ce moment la poignée de la porte en disant:
«Après vous il faut que je ferme; personne n’a plus le droit d’entrer.
– C’est fort raisonnable, dit K., mais la pièce est déjà trop pleine.»
Puis il entra tout de même. Entre deux hommes qui s’entretenaient contre la porte – l’un faisait des deux mains le geste de donner de l’argent, l’autre le regardait dans les yeux – une main vint agripper K. C’était celle d’un petit jeune homme aux joues rouges.
«Venez, venez», disait-il.
K. se laissa conduire; il s’aperçut que la cohue laissait un étroit passage qui devait séparer deux partis; c’était d’autant plus vraisemblable que tout le long des deux premières rangées, celle de droite et celle de gauche, il ne vit pas un seul visage tourné vers lui, mais seulement les dos de gens qui n’adressaient leurs discours et leurs gestes qu’à une moitié de l’assemblée. La plupart étaient vêtus de noir et portaient de longues redingotes de cérémonie qui pendaient mollement sur leurs corps. C’était ce vêtement qui désorientait K.; sans lui il aurait cru se trouver dans une réunion politique [7].
À l’autre bout de la pièce, où on le conduisit, une petite table avait été posée en large sur une estrade basse et couverte de gens comme le reste de la salle; derrière la table, près du bord de cette estrade, un petit homme gras et essoufflé était assis, en train de parler, au milieu de rires bruyants, avec un homme qui se tenait debout derrière lui, les jambes croisées et les coudes appuyés sur le dossier de la chaise de son interlocuteur. Il agitait parfois les bras en l’air comme pour caricaturer quelqu’un; le jeune homme qui conduisait K. eut peine à exécuter sa mission. Il avait déjà cherché par deux fois, en se levant sur la pointe des pieds, à annoncer son visiteur sans parvenir à se faire voir du petit homme. Ce ne fut que quand l’une des personnes de l’estrade eut attiré son attention sur le garçon que le petit homme se retourna et écouta en se penchant la communication que l’autre lui chuchota. Puis il sortit sa montre et jeta un bref regard sur K.
«Vous auriez dû vous présenter, dit-il, il y a une heure et cinq minutes.»