– J’ai dû vous donner aujourd’hui un gros travail supplémentaire, lui dit-il.
– Et en quoi donc?» demanda-t-elle en s’animant; le bas qu’elle ravaudait resta dans son giron.
«Je veux parler des hommes qui sont venus ce matin.
– Ah! les hommes de ce matin! dit-elle en reprenant son air paisible, mais non, je n’ai pas eu grand mal.»
K. la regarda en silence reprendre son bas à raccommoder… «Elle a l’air, pensait-il, d’être étonnée de me voir aborder ce sujet; on dirait même qu’elle m’en blâme; il n’en est que plus urgent de parler. Il n’y a qu’avec une vieille femme que je puisse le faire.»
«Si, dit-il au bout d’un moment; cette histoire vous a certainement donné du travail, mais cela ne se reproduira plus!
– Mais non, cela ne peut pas se reproduire, dit-elle à son tour en souriant à K. d’un air presque mélancolique.
– Le pensez-vous sérieusement? demanda K.
– Oui, dit-elle plus bas, mais il ne faut surtout pas prendre la chose trop au tragique. Il s’en passe tellement dans le monde! Puisque vous me parlez avec tant de confiance, monsieur K., je peux bien vous avouer que j’ai écouté un peu derrière la porte et que les deux inspecteurs m’ont fait quelques confidences. Il s’agit de votre bonheur, et c’est une question qui me tient vraiment à cœur, peut-être plus qu’il ne convient, car je ne suis que votre propriétaire. J’ai donc entendu quelques petites choses, mais rien de bien grave, on ne peut pas dire. Je sais bien que vous êtes arrêté, mais ce n’est pas comme on arrête les voleurs. Quand on est arrêté comme un voleur, c’est grave, tandis que votre arrestation… elle me fait l’impression de quelque chose de savant – excusez-moi si je dis des bêtises – elle me fait l’impression de quelque chose de savant que je ne comprends pas, c’est vrai, mais qu’on n’est pas non plus obligé de comprendre.
– Ce n’est pas bête du tout, ce que vous dites là, madame Grubach, répondit K. Je suis du moins de votre avis en grande partie, mais je vais encore plus loin que vous; ce n’est pas seulement quelque chose de savant, c’est un néant ridicule. J’ai été victime d’une agression, voilà le fait. Si je m’étais levé à mon réveil, sans me laisser déconcerter par l’absence d’Anna, et si j’étais allé vous trouver sans m’occuper de qui pouvait me barrer le chemin, si j’avais déjeuné pour une fois dans la cuisine et si je m’étais fait apporter par vous mes habits de ma chambre, bref si je m’étais conduit raisonnablement, il ne serait rien arrivé, tout aurait été étouffé dans l’œuf. Mais on est si peu préparé! À la banque, par exemple, je serais toujours prêt, il ne pourrait rien se passer de ce genre; j’ai un boy à moi sous la main, j’ai le téléphone pour la ville et le téléphone pour la banque. Il y a toujours des gens qui viennent, des clients ou des employés, et puis surtout je me trouve toujours en plein travail, j’ai donc toute ma présence d’esprit; j’aurais un véritable plaisir à me retrouver placé là-bas en face d’une pareille histoire. Enfin, passons, c’est une chose finie et je ne voulais même pas en parler; je voulais seulement savoir votre opinion, l’opinion d’une femme raisonnable, et je suis heureux de voir que nous sommes d’accord. Maintenant, tendez-moi la main; il me faut une poignée de main pour me confirmer cet accord.»
«Me tendra-t-elle la main? pensait-il; le brigadier ne l’a pas fait.» Il prit un regard scrutateur pour observer Mme Grubach. Comme il s’était levé, elle se leva aussi, un peu gênée, car elle n’avait pas compris tout ce que K. lui avait expliqué. Et cette gêne lui fit dire une chose qu’elle n’aurait pas voulu et qui venait au mauvais moment:
«Ne le prenez pas si fort, monsieur K.»
Elle avait des larmes dans la voix et elle en oublia la poignée de main.
«Je ne le prends pas fort, que je sache», dit K. soudain lassé, en se rendant compte de l’inutilité des encouragements de cette femme.
À la porte, il demanda encore:
«Mlle Bürstner est-elle là?
– Non», dit Mme Grubach en souriant avec une sympathie en retard, tandis qu’elle donnait ce sec renseignement: «Elle est au théâtre. Lui vouliez-vous quelque chose? Dois-je lui faire la commission?
– Je ne voulais lui dire que quelques mots.
– Je ne sais malheureusement pas quand elle reviendra; quand elle est au théâtre elle ne revient en général qu’assez tard.
– C’est sans importance, dit K., qui se dirigeait déjà vers la porte, la tête baissée, pour s’en aller; je voulais simplement m’excuser auprès d’elle de lui avoir emprunté sa chambre ce matin.
– Ce n’est pas nécessaire, monsieur K., vous avez trop d’égards, la demoiselle n’en sait rien, elle avait quitté la maison de très bonne heure, et tout est de nouveau en place, voyez vous-même.»
Et elle alla ouvrir la porte de la chambre de Mlle Bürstner.
«Merci, je vous crois sur parole» dit K. en allant voir quand même.
La lune éclairait paisiblement la pièce obscure. Autant qu’on pût s’en rendre compte, tout était vraiment à sa place; la blouse ne pendait plus à la poignée de la fenêtre, les oreillers du lit semblaient extrêmement hauts; ils étaient baignés en partie par la lumière de la lune.
«La demoiselle revient souvent très tard, dit K. en regardant Mme Grubach comme si elle en était responsable.
– C’est la jeunesse, dit Mme Grubach sur un ton d’excuse.
– Certainement, certainement, dit K., mais cela peut aller trop loin.
– Eh oui! dit Mme Grubach, comme vous avez raison, monsieur! Et c’est peut-être même le cas! Je ne veux pas dire de mal de Mlle Bürstner, c’est une brave petite, bien gentille, bien aimable, bien convenable, et ponctuelle, et travailleuse; j’apprécie beaucoup tout cela; mais il y a une chose de vraie, elle devrait être plus fière, elle devrait avoir plus de retenue; je l’ai déjà vue deux fois ce mois-ci dans des petites rues, et chaque fois avec quelqu’un de différent; cela me fait beaucoup de peine. Je ne le raconte qu’à vous, monsieur K. Mais je ne pourrai pas éviter de lui en parler à elle-même. Ce n’est d’ailleurs pas la seule chose qui me la fasse suspecter.
– Vous faites complètement fausse route, dit K. furieux et presque incapable de dissimuler sa colère; d’ailleurs, vous vous êtes visiblement méprise sur le sens de ma réflexion au sujet de cette demoiselle. Je ne voulais pas dire ce que vous avez pensé; je vous conseille même franchement de ne pas lui parler du tout; je la connais très bien; il n’y a rien de vrai dans ce que vous disiez. Mais peut-être vais-je trop loin, je ne veux vous empêcher de rien faire, dites-lui ce que vous voudrez.
– Mais, monsieur K., dit Mme Grubach, en le suivant jusqu’à la porte qu’il avait déjà ouverte, je n’ai pas du tout l’intention de parler encore à la demoiselle; il faut d’abord naturellement que je l’observe davantage; il n’y a qu’à vous que j’aie confié ce que je savais. Après tout, c’est dans l’intérêt de tous les pensionnaires si l’on veut tenir leur pension propre! Est-ce que je cherche à faire autre chose?
– Propre! jeta encore K. par l’entrebâillement de la porte; si vous voulez tenir la pension propre, il vous faut commencer par me donner congé…»
Puis il referma brutalement; on frappa encore légèrement, mais il ne s’en inquiéta pas.
Pourtant, comme il n’avait aucune envie de dormir, il décida de ne pas se coucher; cela lui fournirait en même temps l’occasion de constater l’heure à laquelle rentrerait Mlle Bürstner. Peut-être pourrait-il alors échanger encore quelques mots avec elle, si déplacé que ce pût être. Tout en regardant par la fenêtre, il pensa même un moment dans sa fatigue à punir Mme Grubach en décidant Mlle Bürstner à donner congé avec lui, mais l’exagération de ce procédé lui apparut aussitôt et il se soupçonna de chercher à quitter l’appartement à cause des événements du matin. Rien n’eût été plus fou ni surtout plus inutile et plus méprisable [5].
[5]