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K. termina sur cette observation, mais ce n’était pas son jugement définitif. Il était trop fatigué pour pouvoir approfondir jusque dans ses dernières conséquences toute la portée de cette histoire, et puis elle poussait sa pensée dans des voies inaccoutumées, elle l’incitait à des préoccupations fantastiques mieux faites pour être discutées par les gens de justice que par lui. L’histoire du début était devenue méconnaissable, il ne voulait plus que l’oublier; l’abbé le souffrit avec beaucoup de tact et accepta sa réflexion sans dire un mot, bien qu’elle ne concordât pas avec son propre sentiment.

Ils continuèrent un moment à se promener en silence; K. ne lâchait pas l’abbé d’un pas, car les ténèbres l’empêchaient de se diriger. La lampe qu’il portait à la main était éteinte depuis longtemps. Il vit scintiller un moment, juste en face de lui, la statue d’argent d’un grand saint qui rentra aussitôt dans l’ombre. Pour ne pas rester complètement seul avec l’abbé, il lui demanda:

«Ne sommes-nous pas arrivés tout près de l’entrée principale?

– Non, dit l’abbé, nous en sommes bien loin. Veux-tu déjà t’en aller?»

Bien que K. n’y eût pas pensé sur le moment, il dit aussitôt:

«Certainement; je suis obligé de partir. Je suis fondé de pouvoir d’une banque où l’on m’attend, je ne suis venu que pour montrer la cathédrale à l’un de nos clients étrangers.

– Eh bien, va, dit l’abbé en lui tendant la main.

– C’est que je n’arrive pas à me retrouver tout seul dans ce noir, dit K.

– Rejoins le mur de gauche, dit l’abbé, et suis-le sans jamais le lâcher, tu trouveras une sortie.»

L’abbé s’était à peine éloigné de quelques pas, mais K. criait déjà très fort:

«Attends encore, s’il te plaît.

– J’attends, dit l’abbé.

– N’as-tu plus rien à me demander? demanda K.

– Non, dit l’abbé.

– Tu étais si aimable pour moi tout à l’heure, dit K. Tu m’expliquais tout, mais maintenant tu me laisses comme si tu ne te souciais pas de moi.

– Mais tu m’as dit qu’il te fallait partir, répondit l’abbé.

– Mais oui, fit K., comprends-le.

– Comprends d’abord toi-même qui je suis, dit l’abbé.

– Tu es l’aumônier des prisons», dit K. en se rapprochant de lui.

Il n’avait pas besoin de revenir à la banque aussi tôt qu’il l’avait dit; il pouvait fort bien rester encore.

«J’appartiens donc à la justice, dit l’abbé. Dès lors, que pourrais-je te vouloir? La justice ne veut rien de toi. Elle te prend quand tu viens et te laisse quand tu t’en vas.»

CHAPITRE X

L’avant-veille de son trente et unième anniversaire de naissance – c’était vers neuf heures du soir, l’heure du calme dans les rues – deux messieurs se présentèrent chez K. En redingote, pâles et gras, et surmontés de hauts-de-forme qui semblaient vissés sur leur crâne. Chacun voulant laisser passer l’autre le premier, ils échangèrent à la porte de l’appartement quelques menues politesses qui reprirent en s’amplifiant devant la chambre de K.

Bien qu’on ne lui eût pas annoncé la visite, K., vêtu de noir lui aussi, s’était assis près de sa porte dans l’attitude d’un monsieur qui attend quelqu’un et s’occupait d’enfiler des gants neufs dont les doigts se moulaient petit à petit sur les siens. Il se leva immédiatement et regarda curieusement les deux messieurs.

«C’est donc vous qui m’êtes envoyés?» demanda-t-il.

Les messieurs firent oui de la tête et se désignèrent réciproquement, tenant leurs gibus à la main. K. s’avouait que ce n’était pas cette visite qu’il attendait. Il se dirigea vers la croisée et regarda encore une fois dans la rue sombre. De l’autre côté, presque toutes les fenêtres restaient noires comme la sienne; beaucoup avaient les rideaux baissés. À une fenêtre éclairée de l’étage, de petits enfants jouaient ensemble derrière une grille et, encore incapables de quitter leur place, tendaient leurs menottes l’un vers l’autre.

«Ce sont de vieux acteurs de seconde zone qu’on m’envoie, se dit K. en se tournant vers eux pour s’en convaincre encore une fois. On cherche à en finir avec moi à bon marché.»

Puis, se plantant brusquement en face d’eux, il leur demanda:

«À quel théâtre jouez-vous?

– Théâtre?» dit l’un des messieurs en demandant conseil à l’autre du regard.

L’autre se comporta comme un muet luttant contre son organisme rebelle.

«Ils ne sont pas préparés à être interrogés», se dit K.

Et il alla chercher son chapeau.

À peine dans l’escalier, les deux messieurs voulurent se pendre à ses bras, mais il leur dit:

«Dans la rue, dans la rue, je ne suis pas malade!»

Aussitôt la porte franchie, ils s’accrochèrent à ses bras de la plus bizarre façon: K. ne s’était encore jamais promené ainsi avec personne. Ils collaient leurs épaules par-derrière contre les siennes, et, au lieu de lui donner le bras, enlaçaient ceux de K. dans toute leur longueur en lui maintenant les mains en bas par une prise irrésistible qui était le fruit d’un long entraînement. K. marchait entre eux tout raide; ils formaient maintenant à eux trois un tel bloc qu’on n’aurait pu écraser l’un d’entre eux sans anéantir les deux autres. Ils réalisaient une cohésion qu’on ne peut guère obtenir en général qu’avec de la matière morte.

En passant sous les becs de gaz, K. tenta à plusieurs reprises, si difficile que ce fût avec ces gens qui le serraient, de voir ses compagnons mieux qu’il ne l’avait pu dans la pénombre de sa chambre. «Ce sont peut-être des ténors», pensait-il en voyant leurs gros doubles mentons. La propreté de leurs visages le dégoûtait. On voyait encore la main savonneuse qui s’était promenée dans les commissures de leurs paupières, qui avait frotté leurs lèvres supérieures et gratté les fentes de leurs mentons [20].

À cet aspect, K. s’arrêta, les autres en firent autant; ils étaient au bord d’une place vide ornée de pelouses et de fleurs.

«Pourquoi est-ce précisément vous qu’on a envoyés?» cria-t-il plutôt qu’il ne le demanda.

Les messieurs ne devaient pas savoir que répondre; ils attendirent en laissant pendre leur bras libre, comme les infirmiers quand le malade qu’ils promènent veut se reposer.

«Je n’irai pas plus loin», dit K. pour essayer.

Cette fois-ci, les messieurs n’avaient pas besoin de répondre; il leur suffisait de ne pas desserrer leur prise et d’essayer de déplacer K. en le soulevant; mais K. résista. «Je n’aurai plus besoin de beaucoup de forces, je vais toutes les employer là», pensa-t-il. Il songeait à ces mouches qui s’arrachent les pattes en cherchant à échapper à la glu. «Ces messieurs vont avoir du travail», se dit-il.

À ce moment, Mlle Bürstner surgit par un petit escalier du fond d’une ruelle encaissée. Peut-être, après tout, n’était-ce pas elle, mais la ressemblance était certainement très grande. D’ailleurs, peu importait à K. que ce fût bien Mlle Bürstner. Il ne songea qu’à l’inutilité de sa résistance. Il n’y avait rien de bien héroïque à résister, à causer des difficultés aux deux messieurs et à chercher en se défendant à jouir d’un dernier semblant de vie. Il se mit en marche, et la joie qu’en éprouvèrent les deux messieurs se refléta sur son propre visage. Ils le laissaient maintenant choisir la direction et K. les mena sur les traces de la jeune fille, non pour la rattraper, ni non plus pour la voir le plus longtemps qu’il le pourrait, mais simplement pour ne pas oublier l’avertissement qu’elle représentait pour lui.

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[20] Passage supprimé par l’auteur - Leurs sourcils avaient l’air postiches et ne cessaient de tressauter indépendamment de la cadence du pas.