K. avait promis à Elsa de lui rendre visite ce soir-là et, ne fût-ce que pour cette raison, ne pouvait se rendre au tribunal; il fut heureux de pouvoir se justifier ainsi de ne pas y aller, encore que cette justification ne dût jamais trouver son emploi, et qu’il se fût sans doute également abstenu même s’il n’avait pas eu la moindre obligation. Quoi qu’il en soit, fort de son droit, il demanda au téléphone ce qui se produirait s’il ne venait pas. «On saura vous trouver», lui fut-il répondu. «Et serai-je puni de n’être pas venu de mon plein gré?» demanda-t-il en souriant, curieux de ce qu’il allait entendre. «Non», lui dit-on, «Parfait», dit K., «mais quelle raison aurais-je alors d’obéir à la convocation d’aujourd’hui?» «On n’aime pas en général provoquer les mesures violentes de la justice» dit la voix qui devint plus faible et s’éteignit. «Il est très imprudent au contraire de ne pas le faire», pensa K. tout en s’en allant, «il faut essayer de savoir ce que sont ces mesures violentes.»
Il se rendit chez Elsa sans une hésitation. Confortablement rencogné dans la voiture, les mains dans les poches de son manteau – il commençait déjà à faire froid – il regardait la rue s’agiter à ses pieds. Ce n’était pas sans satisfaction qu’il se disait que le tribunal, s’il était vraiment en fonction, lui devait en ce moment de sérieuses difficultés. Il n’avait pas dit clairement s’il viendrait ou ne viendrait pas; le juge l’attendait donc, et peut-être toute une foule; le seul K. ne paraîtrait pas, pour la déception de la galerie. Sans se soucier de la justice il se rendait où il voulait. Il se demanda un moment s’il n’avait pas par distraction donné l’adresse du tribunal à son cocher et lui lança bruyamment celle d’Elsa; le cocher approuva de la tête: c’était bien ce qu’on lui avait dit. À partir de ce moment-là, K. cessa petit à petit de penser au tribunal, et l’idée de la banque se mit comme autrefois à l’accaparer tout entier.
VISITE DE K. À SA MÈRE.
L’idée lui vint soudain à table, au repas de midi, de rendre visite à sa mère. Le printemps tirait sur sa fin, de sorte qu’il y avait trois ans qu’il ne l’avait vue. À cette époque-là, elle lui avait demandé de venir pour son anniversaire; il l’avait fait malgré bien des difficultés et lui avait même promis de passer tous les ans ce jour-là auprès d’elle; il venait d’y manquer deux fois de suite. Pour se rattraper, au lieu d’attendre la journée traditionnelle, ce qui n’eût pris pourtant que quinze jours, il allait s’embarquer tout de suite. Il se disait bien qu’il n’y avait pas de raison urgente; au contraire, le cousin qui tenait un commerce dans la petite ville de Mme K., et qui administrait l’argent que K. envoyait à sa mère, en adressait de plus rassurantes que jamais (il en donnait régulièrement tous les deux mois). La vue de Mme K. était bien près de s’éteindre; mais K. s’y attendait déjà depuis des années après ce qu’avaient dit les médecins, et l’état général s’était amélioré; divers inconvénients de l’âge, loin de s’être aggravés, se trouvaient en régression; en tout cas elle s’en plaignait moins. Cela tenait, selon le cousin, à ce que dans les dernières années K. en avait déjà observé les symptômes au cours de son dernier passage avec un sentiment proche de la répulsion, elle était devenue excessivement pieuse. Le cousin avait peint au vif dans une lettre cette vieille femme, qui ne faisait jusqu’alors que se traîner péniblement, sortant bravement à son bras pour aller le dimanche à l’église. Et K. pouvait l’en croire; le cousin était timoré et ses nouvelles exagéraient plutôt le mauvais que le bon.
Quoi qu’il en fût, cette fois-ci, sa décision était bien prise: il partirait; il avait constaté nouvellement chez lui, entre autres choses déplaisantes, une pitoyable et assez molle tendance à céder à tous ses désirs: pour une fois sa mauvaise habitude tournerait au profit du bien.
Il s’approcha de la fenêtre pour réunir un peu ses idées, fit immédiatement desservir et envoya le domestique à Mme Grubach pour aviser celle-ci de son départ et prendre une valise dans laquelle elle mettrait ce qu’elle jugerait utile; puis il donna quelques instructions à M. Kühne pour la durée de son absence, sans se fâcher, cette fois, ou à peine, de le voir, avec une grossièreté qui était déjà devenue habitude, écouter ses discours la tête de côté, comme s’il savait fort bien ce qu’il avait à faire et ne souffrît ces instructions qu’à titre de formalité; et pour finir il se rendit chez le directeur. Quand il sollicita un congé de deux jours parce qu’il était obligé de voir sa mère, le directeur lui demanda naturellement si Mme K. était malade: «Non, dit K. sans plus s’expliquer, il se tenait debout au milieu de la pièce, les mains croisées derrière le dos. Il réfléchissait, le front plissé. Ne s’était-il pas trop hâté dans ses préparatifs de départ? N’était-il pas mieux de rester? Qu’allait-il donc chercher là-bas? Ne partait-il pas par sensiblerie? Ne risquait-il pas, par cette sensiblerie, de manquer une affaire d’importance, de laisser passer une occasion d’intervenir, qui pouvait se produire chaque jour, à toute heure, depuis des semaines, maintenant que son procès semblait en veilleuse et qu’il n’en apprenait plus rien? Et, de plus, ne s’exposait-il pas à faire peur à sa vieille mère, ce qu’il ne voulait pas, bien sûr, mais qui pouvait fort bien se produire malgré lui, maintenant que tant de choses arrivaient de cette façon? Sa mère ne le réclamait pas. Autrefois les lettres du cousin étaient remplies de ses invitations pressantes, mais ce n’était plus le cas depuis longtemps. Par conséquent, ce n’était pas sa mère qui était la cause de son voyage, c’était bien clair. Et si c’était quelque espoir personnel, K. était complètement fou et il irait chercher là-bas, au bout du compte, le désespoir pour salaire de sa folie. Mais, tout comme si ces doutes n’eussent pas été les siens, mais des doutes que des étrangers eussent cherché à lui inspirer, il persista, se réveillant littéralement, dans son intention de partir. Le directeur, entre-temps – par hasard, ou plutôt par égard pour K. – s’était penché sur un journal. Il releva les yeux, se leva, tendit la main à K. et, sans autre question, lui souhaita bon voyage.
Ensuite K. attendit encore le domestique en faisant les cent pas dans son bureau; il éloigna par son mutisme le directeur adjoint qui venait à tout instant se renseigner sur la cause de ce voyage, et, dès qu’il fut en possession de sa valise, se hâta de descendre pour prendre la voiture qu’il avait commandée d’avance. Il se trouvait dans l’escalier lorsque surgit en haut à la dernière minute, tenant une lettre commencée, l’employé Kullich qui, sans doute, désirait quelque explication. K. lui fit de la main signe de s’en aller, mais, épais comme l’était ce grand homme blond à grosse tête, il s’y méprit et se précipita derrière K. par une série de bonds mortels. K. en conçut une telle irritation que, quand Kullich le rattrapa sur le perron, il lui prit la lettre des mains et la déchira. Lorsqu’il se retourna, ensuite, dans la voiture, Kullich, qui n’avait pas encore compris sa faute, était toujours à la même place, regardant les chevaux qui partaient, à côté du portier qui saluait très bas. K. restait donc l’un des plus hauts employés de la banque; s’il eût voulu le nier le portier l’eût contredit. Sa mère le prenait même, quoi qu’il pût objecter, pour le directeur en personne, et cela depuis des années… Dans son esprit à elle il ne baisserait pas, quelques dommages que sa réputation eût déjà soufferts. Peut-être était-ce bon signe que, juste avant de partir, il se fût persuadé qu’il pouvait encore arracher une lettre des mains d’un employé dont les relations s’étendaient jusqu’au tribunal, qu’il pût la déchirer sans excuse, sans en avoir les doigts brûlés.