Et voilà que Casse-pattes Palmer, marchand de poison, tueur perfide, voilà qu’il allume son feu ridicule sur la selle d’un autre homme blanc, croyant que personne ne s’en aperçoit. Les hommes blancs, avec leurs petits talents de rien ! Les hommes blancs, avec leurs charmes et leurs sortilèges conjureurs ! Ils ne savaient donc pas que leurs charmes repoussaient seulement les attaques qui n’étaient pas naturelles ? Quand un voleur vient, il sait qu’il agit mal, alors un charme repousseur vigoureux fait croître sa peur jusqu’à ce qu’il s’enfuie en criant. Mais l’homme rouge n’est jamais un voleur. L’homme rouge est partout chez lui sur cette terre. Pour lui, le charme n’est qu’un point froid, une agitation dans l’air, et rien de plus. Pour lui, un talent, c’est comme une mouche, bzzz, bzzz, bzzz. Loin au-dessus de cette mouche, la puissance de la terre vivante, c’est cent faucons aux aguets, décrivant des cercles.
Ta-Kumsaw regarda Casse-pattes faire demi-tour, regagner le fort. Bientôt il vendra son poison pour de bon. La plupart des hommes rouges rassemblés ici seront soûls. Ta-Kumsaw restera surveiller. Il n’aura pas besoin de leur parler. Ils le verront, c’est tout, et ceux qui gardent encore un peu de fierté repartiront sans s’imbiber. Ta-Kumsaw n’est pas encore chef. Mais on tient compte de lui. Ta-Kumsaw est la fierté des Shaw-Nees. Tous les hommes rouges de toutes les autres tribus veulent se comparer à lui. Les Rouges-à-whisky se sentent tout petits quand ils regardent ce fort et grand guerrier.
Il se rendit à l’endroit où s’était tenu Casse-pattes et imposa le calme aux contractions causées par le trafiquant. Les insectes furieux et bourdonnants ne tardèrent pas à s’assagir. L’odeur du marchand de whisky s’atténua. L’eau se remit à clapoter contre la rive, produisant un chant involontaire.
Qu’il était facile de guérir la terre après le passage de l’homme blanc ! Si tous les hommes blancs partaient aujourd’hui, demain elle aurait déjà retrouvé le repos, et dans un an il ne resterait pas la moindre trace de leur venue. Même les ruines des constructions de l’homme blanc retourneraient à la terre, elles serviraient d’abris aux petits animaux, elles tomberaient en miettes sous l’étreinte avide des plantes grimpantes. Le métal de l’homme blanc ne serait plus que rouille ; la maçonnerie de l’homme blanc que collines basses et cavernes exiguës ; les crimes de l’homme blanc des notes mélodieuses et nostalgiques dans le chant du cardinal, car le cardinal, l’oiseau rouge, se souvenait de tout et le changeait en bienfait quand il le pouvait.
Toute la journée, Ta-Kumsaw se tint à l’extérieur du fort, à regarder les hommes rouges allant acheter leur poison. Hommes et femmes de toutes tribus – Wee-Aws et Kicky-Poos, Potty-Wottamees et Chippy-Was, Winny-Baygos et Pee-Orawas –, ils entraient chargés de peaux et de paniers et ressortaient avec seulement des gobelets ou des cruchons de whisky, parfois uniquement ce qu’ils avaient déjà dans le ventre. Ta-Kumsaw ne dit rien, mais il sentait que les Rouges qui buvaient ce poison perdaient le contact avec la terre. Ils ne déformaient pas le vert de la vie à la manière de l’homme blanc ; c’était plutôt comme s’ils n’existaient plus du tout. L’homme rouge qui buvait du whisky était déjà mort, pour ce qu’en savait la terre. Non, même pas mort, parce qu’il ne redonnait rien à la terre. Je reste ici et je les regarde devenir des fantômes, se dit Ta-Kumsaw, ni morts, ni vivants. Il ne formula cette pensée que dans sa tête, mais la terre sentit son chagrin, et le vent lui répondit en pleurant dans les branches.
Le crépuscule venu, un cardinal, l’oiseau rouge, marche dans la poussière devant Ta-Kumsaw.
Raconte-moi une histoire, dit l’oiseau rouge dans son langage silencieux, les yeux levés vers l’homme rouge également silencieux.
Tu connais mon histoire avant que je la raconte, dit Ta-Kumsaw sans un mot. Tu sens mes larmes avant que je pleure. Tu connais le goût de mon sang avant qu’il soit versé.
Pourquoi éprouves-tu du chagrin à cause d’hommes rouges qui n’appartiennent pas aux Shaw-Nees ?
Avant l’arrivée de l’homme blanc, dit Ta-Kumsaw silencieusement, nous ne savions pas que tous les hommes rouges étaient semblables, frères de la terre, parce que nous croyions toutes les créatures ainsi ; alors nous nous querellions avec d’autres hommes rouges comme l’ours se querelle avec le cougouar, comme le rat musqué chicane le castor. Puis l’homme blanc est venu, et j’ai vu tous les hommes rouges comme des jumeaux comparés à lui.
Qu’est-ce que l’homme blanc ? Qu’est-ce qu’il fait ?
L’homme blanc est comme un être humain, mais il écrase toutes choses vivantes sous ses pieds.
Alors pourquoi, ô Ta-Kumsaw, lorsque je regarde dans ton cœur, pourquoi n’as-tu pas le désir de nuire à l’homme blanc, le désir de tuer l’homme blanc ?
L’homme blanc ne sait pas le mal qu’il commet. L’homme blanc ne sent pas la paix de la terre, comment alors peut-il se rendre compte des petites morts qu’il cause ? Je ne peux pas en vouloir à l’homme blanc. Mais je ne peux pas le laisser rester. Et quand je le ferai quitter cette terre, je ne le haïrai pas.
Si tu n’as pas de haine, ô Ta-Kumsaw, tu chasseras sûrement l’homme blanc.
Je ne lui ferai pas plus de mal qu’il n’est nécessaire pour le faire partir.
L’oiseau rouge hoche la tête. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois. Il volète jusqu’à une branche à hauteur de la tête de Ta-Kumsaw. Il chante une nouvelle chanson. Dans cette chanson, Ta-Kumsaw n’entend aucun mot ; mais il y entend sa propre histoire. Dorénavant, son histoire est dans le chant de tous les oiseaux rouges du pays, car ce que sait un oiseau rouge, les autres s’en souviennent.
Quiconque aurait observé Ta-Kumsaw tout ce temps n’aurait pas eu la moindre idée de ce qu’il avait dit, vu et entendu. Le visage de Ta-Kumsaw n’exprimait rien. Il se tenait debout à la même place ; un oiseau rouge s’était posé près de lui, était resté un moment, avait chanté puis était reparti.
Mais ce moment avait changé le cours de la vie de Ta-Kumsaw ; il le savait parfaitement. Avant ce jour, il était un jeune homme. On admirait sa force, son calme et son courage, mais il n’était pas autorisé à parler autrement que comme n’importe quel Shaw-Nee, et une fois qu’il avait parlé, il se taisait et les anciens décidaient. Dorénavant il déciderait tout seul, en vrai chef, en chef de guerre. Pas un chef des Shaw-Nees, ni même un chef des hommes rouges du Nord, mais le chef de toutes les tribus rouges en guerre contre l’homme blanc. Il savait depuis des années que cette guerre devait arriver ; mais jusqu’à cet instant, il avait cru que ce serait un autre qui la conduirait, un chef comme Tige-de-maïs, Poisson-noir, ou même un Cree-Ek, un Chok-Taw du Sud. Mais l’oiseau rouge était venu à lui, Ta-Kumsaw, et l’avait inscrit dans son chant. Maintenant, où qu’aille Ta-Kumsaw sur la terre qui savait le chant de l’oiseau rouge, son nom serait connu des grands sages rouges. Il était chef de guerre de tous les hommes rouges qui aimaient la terre ; la terre l’avait choisi.
Tandis qu’il se tenait là, non loin des berges de l’Hio, il avait le sentiment d’être le visage de la terre. Le feu du soleil, le souffle de l’air, la force du sol, la course de l’eau se retrouvaient en lui et regardaient le monde par ses yeux. Je suis la terre ; je suis les mains, les pieds, la bouche et la voix de la terre en lutte pour se débarrasser de l’homme blanc.
Telles étaient ses pensées.
Il demeura à la même place jusqu’à la nuit noire. Les autres hommes rouges étaient repartis vers leurs loges ou leurs cabanes pour dormir… ou s’étendre, ivres, pour ainsi dire morts, jusqu’au matin. Ta-Kumsaw sortit de la transe où l’avait plongé l’oiseau et entendit des rires venant du village rouge, des rires et des chansons de soldats blancs venant de l’intérieur du fort.