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Mais il se trouvait encore devant le bureau, pas en dessous, et Harrison le lui fit remarquer. « Je voudrais que tu t’asseyes sous mon bureau, dit le gouverneur. Je considérerais cela comme une marque de grande courtoisie envers moi. »

Lolla-Wossiky pencha donc la tête presque jusqu’aux genoux et se dandina sur les fesses pour se glisser sous le meuble. C’était très difficile pour lui de boire dans cette posture, car il ne pouvait pas redresser la tête, encore moins la renverser en arrière pour vider le gobelet. Mais il y parvint quand même et but avec précaution, en s’inclinant d’un côté puis de l’autre.

Durant tout ce temps, Ta-Kumsaw ne prononça pas un mot. N’eut même pas l’air de s’apercevoir de l’humiliation dont son frère était l’objet. Oh, pensa Casse-pattes, oh, le feu qui brûle dans le cœur de ce garçon ! Là, Harrison prend de grands risques. En outre, s’il est le frère de Lolla-Wossiky, il doit savoir que Harrison a abattu son père pendant les soulèvements des Rouges, dans les années quatre-vingt-dix, quand le général Wayne se battait contre les Français. On n’oublie pas ce genre de chose, surtout quand on est un Rouge, et voilà que Harrison met sa résistance à l’épreuve, à la limite de la rupture.

« Maintenant que tout le monde est à l’aise, fit Harrison, prends donc un siège et dis-nous pourquoi tu es venu, Ta-Kumsaw. »

Ta-Kumsaw ne prit pas de siège. Ne ferma pas la porte, n’avança pas plus loin dans la pièce. « Moi parler pour Shaw-Nees, Casta-Skeeaws, Pee-Orawas, Winny-Baygos.

— Dis donc, Ta-Kumsaw, tu sais bien que tu ne parles même pas au nom de tous les Shaw-Nees, et sûrement pas au nom des autres.

— Toutes tribus qu’ont signé traité du général Wayne. » Ta-Kumsaw continuait comme si Harrison ne l’avait pas interrompu. « Traité dit Blancs pas vendre whisky aux Rouges.

— C’est vrai, fit Harrison. Et nous respectons ce traité. »

Ta-Kumsaw ne regarda pas Casse-pattes, mais il leva la main et pointa le doigt sur lui. Casse-pattes ressentit son geste comme si Ta-Kumsaw l’avait réellement touché. Ça ne le mit pas en rage, cette fois-ci, ça lui flanqua une peur panique. Il avait entendu raconter que certains Rouges avaient des pouvoirs d’attirance si puissants qu’il n’existait pas de sortilège capable de vous protéger ; ils vous entraînaient tout seul dans les bois pour vous découper en petits morceaux avec leurs couteaux, pour le seul plaisir de vous entendre crier. Voilà à quoi pensa Casse-pattes quand il sentit Ta-Kumsaw le désigner de son doigt haineux.

« Pourquoi montres-tu mon vieil ami Casse-pattes Palmer ? demanda Harrison.

— Oh, j’ai idée qu’personne m’aime aujourd’hui », dit Casse-pattes. Il éclata de rire, mais sans parvenir à dissiper sa peur, malgré tout.

« Lui amener son bateau de whisky, dit Ta-Kumsaw.

— Oh, il a amené toutes sortes de choses, dit Harrison. Mais s’il a amené du whisky, on va le confier au cantinier du fort et pas une goutte ne sera vendue aux Rouges, tu peux en être sûr. Nous faisons respecter ce traité, Ta-Kumsaw, même si vous, les Rouges, vous ne le respectez pas trop ces temps-ci. C’en est au point que les bateaux plats ne peuvent plus descendre l’Hio tout seuls, mon ami, et si les choses ne s’arrangent pas, j’ai l’impression que l’armée va devoir passer à l’action.

— Brûler un village ? demanda Ta-Kumsaw. Tuer nos bébés ? Nos anciens ? Nos femmes ?

— Où tu vas chercher des idées pareilles ? » fit Harrison. Il avait l’air franchement offensé, même si Casse-pattes savait pertinemment que Ta-Kumsaw décrivait l’opération militaire typique.

Le trafiquant intervint, sans mâcher ses mots. « Vous autres, les Rouges, vous brûlez bien des fermiers sans défense dans leurs cabanes et des pionniers sus leurs bateaux plats, pas vrai ? Alors pourquoi qu’vos villages devraient être plus en sécurité, d’après toi ? Dis-le moi donc ! »

Ta-Kumsaw ne le regardait toujours pas. « Loi anglaise dit : tue l’homme qui vole ton pays, tu n’es pas mauvais. Tue pour voler son pays, et tu es très mauvais. Quand nous tuons des fermiers blancs, nous ne sommes pas mauvais. Quand vous tuez le peuple rouge qui vit ici depuis mille ans, vous êtes très mauvais. Traité dit : restez à l’est de rivière My-Ammy, mais ils ne restent pas, et vous les aidez.

— Monsieur Palmer parle à tort et à travers, dit Harrison. Malgré tout ce que vous, les sauvages, vous infligez à nos semblables – torturer les hommes, violer les femmes, enlever les enfants pour les réduire en esclavage –, nous, on ne fait pas la guerre aux faibles. On est civilisés, alors on se conduit de manière civilisée.

— Cet homme va vendre son whisky aux hommes rouges. Les fera ramper dans la boue comme des vers. Il va donner son whisky aux femmes rouges. Les rendra sans forces comme le cerf qui perd son sang, elles feront tout ce qu’il demande.

— S’il fait ça, on l’arrête, dit Harrison. On le jugera et on le punira pour avoir enfreint la loi.

— S’il fait ça, vous ne l’arrêterez pas, dit Ta-Kumsaw. Vous partagerez des peaux avec lui. Vous le mettrez en sûreté.

— Ne me traite pas de menteur, dit Harrison.

— Ne mens pas, fit Ta-Kumsaw.

— Si tu continues de parler comme ça aux Blancs, Ta-Kumsaw, mon garçon, il s’en trouvera un qui prendra la mouche et te fera sauter la tête.

— Mais je sais que vous l’arrêterez. Je sais que vous le jugerez et le punirez parce qu’il a enfreint la loi. » Ta-Kumsaw débita sa phrase sans l’ombre d’un sourire, mais Casse-pattes avait suffisamment commercé avec les Rouges pour connaître leur sens de l’humour.

Harrison hocha la tête, gravement. Casse-pattes se demanda s’il avait saisi la blague. Peut-être se figurait-il que Ta-Kumsaw le croyait vraiment. Mais non, Harrison savait que Ta-Kumsaw et lui se mentaient l’un à l’autre ; et Casse-pattes en vint à se dire que lorsque ça ment des deux bords et qu’aucun n’est dupe, ça équivaut presque à dire la vérité.

Le comique de l’histoire, c’est que Jackson, lui, le prit au sérieux. « C’est vrai, fit le juriste du Tennizy. L’autorité de la loi, c’est ce qui distingue l’homme civilisé du sauvage. Les hommes rouges ne sont pas encore assez avancés, voilà tout, et si vous ne tenez pas à vous soumettre à la loi de l’homme blanc, il faudra céder la place. »

Pour la première fois, Ta-Kumsaw regarda l’un des occupants du bureau dans les yeux. Il fixa Jackson avec froideur et dit : « Ces hommes sont des menteurs. Ils savent ce qui est vrai, mais ils disent que ce n’est pas vrai. Tu n’es pas un menteur. Tu crois ce que tu dis. »

À son tour, Jackson hocha la tête, gravement. Il avait l’air si prétentieux, si intègre, si dévot que Casse-pattes ne put résister : il chauffa sa chaise, un tout petit peu, juste assez pour qu’il tortille du derrière. Ça ôtait un peu de dignité. Mais Jackson garda ses grands airs. « Je crois ce que je dis parce que je dis la vérité.

— Tu dis ce que tu crois. Mais ce n’est quand même pas la vérité. Quel est ton nom ?

— Andrew Jackson. »

Ta-Kumsaw hocha la tête. « Hickory. »

Jackson parut sincèrement surpris et heureux que Ta-Kumsaw ait entendu parler de lui. « Certains m’appellent comme ça. » Casse-pattes chauffa un peu plus sa chaise.

« Veste Bleue dit : Hickory est un homme bon. »

Jackson ne comprenait toujours pas pourquoi son siège était si inconfortable, en tout cas il ne tenait plus. Il se dressa d’un bond et s’écarta de la chaise en gigotant des jambes à chaque pas pour calmer la douleur cuisante. Mais il continuait quand même à parler avec une incroyable dignité. « Je suis content que Veste Bleue le pense. Il est chef des Shaw-Nees dans le Tennizy, n’est-ce pas ?