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— Quelquefois, dit Ta-Kumsaw.

— Qu’est-ce que tu veux dire, quelquefois ? fit Harrison. Ou bien il est un chef, ou bien il ne l’est pas.

— Quand il parle franc, il est chef, dit Ta-Kumsaw.

— Eh bien, je suis content de savoir qu’il me fait confiance », reprit Jackson. Mais son sourire était un peu pâlichon, parce que Casse-pattes s’appliquait à chauffer le sol sous ses pieds ; à moins de savoir voler, l’Hickory ne pourrait pas y échapper, ce coup-ci. Casse-pattes n’avait pas l’intention de le tourmenter longtemps. Jusqu’à ce que Jackson saute deux ou trois fois, pas plus, et qu’il essaye après ça d’expliquer pourquoi il s’était mis à danser sous le nez d’un jeune guerrier shaw-nee et du gouverneur William Henry Harrison.

Mais le petit jeu de Casse-pattes tourna court, parce qu’au même moment Lolla-Wossiky bascula en avant et roula de sous le bureau. Un sourire de crétin lui fendait la figure, et il avait les yeux fermés. « Veste bleue ! » s’écria-t-il. Casse-pattes nota que l’alcool avait fini par lui brouiller l’élocution. « Hickory ! brailla le Rouge borgne.

— Toi, tu es mon ennemi, dit Ta-Kumsaw, ignorant son frère.

— Tu te trompes, fit Harrison. Je suis ton ami. Ton ennemi se trouve plus au nord, dans la ville de Vigor Church. Ton ennemi, c’est ce renégat d’Armure-de-Dieu Weaver.

— Armure-de-Dieu Weaver, il ne vend pas de whisky aux Rouges.

— Moi non plus, dit Harrison. Mais c’est lui qui dresse des cartes de tout le pays à l’ouest de la Wobbish. Pour pouvoir le diviser en parcelles et le vendre quand il aura tué tous les Rouges. »

Ta-Kumsaw ne tint aucun compte des efforts de Harrison pour le retourner contre son rival du Nord. « Je viens te prévenir, dit Ta-Kumsaw.

— Me prévenir ? fit Harrison. Toi, un Shaw-Nee qui ne parle au nom de personne, tu me préviens, ici, dans mon fort, au milieu d’une centaine de soldats prêts à t’abattre si je l’ordonne ?

— Respecte le traité, dit Ta-Kumsaw.

— Nous respectons le traité, nous ! C’est vous qui les rompez tout le temps, les traités !

— Respecte le traité, répéta Ta-Kumsaw.

— Sinon ? demanda Jackson.

— Sinon tous les Rouges à l’ouest des montagnes viendront ensemble vous tailler en pièces. »

Harrison renversa la tête en arrière et se mit à rire, à rire. Ta-Kumsaw restait impassible.

« Tous les Rouges, Ta-Kumsaw ? demanda Harrison. Tu veux dire, même Lolla-Wossiky, là ? Même mon Shaw-Nee de compagnie, mon Rouge apprivoisé, même lui ? »

Pour la première fois, Ta-Kumsaw regarda son frère, qui ronflait étalé par terre. « Le soleil se lève tous les jours, homme blanc. Mais est-il apprivoisé ? La pluie tombe tout le temps. Mais est-elle apprivoisée ?

— Excuse-moi, Ta-Kumsaw, mais ce poivrot borgne est aussi apprivoisé que mon cheval.

— Oh oui, fit Ta-Kumsaw. Mets la selle. Passe la bride. Monte dessus et galope. Vois où va ce Rouge apprivoisé. Pas où tu veux.

— Exactement où je veux, dit Harrison. Ne l’oublie pas. Ton frère est toujours à portée de ma main. Et si jamais tu t’écartes du droit chemin, mon garçon, je l’arrête pour complicité et je le pends haut et court. »

Ta-Kumsaw eut un vague sourire. « Tu le crois. Lolla-Wossiky le croit. Mais il apprendra à voir de son autre œil avant qu’on mette la main sur lui. »

Puis Ta-Kumsaw fit demi-tour et sortit. Doucement, silencieusement, sans raideur, sans colère, sans même fermer la porte derrière lui. Il se déplaçait avec grâce, à la façon d’un animal, d’un très dangereux animal. Casse-pattes avait vu un cougouar une fois, des années plus tôt, alors qu’il se trouvait seul dans les montagnes. C’était pareil, Ta-Kumsaw. Un félin tueur.

L’aide de camp de Harrison ferma la porte.

Harrison se tourna vers Jackson et sourit. « Vous voyez ? fit-il.

— Je suis censé voir quoi, monsieur Harrison ?

— Faut-il que je vous mette les points sur les i, monsieur Jackson ?

— Je suis homme de loi. J’aime qu’on me mette les points sur les i. Si vous savez les mettre.

— Moi, j’sais même pas lire, dit joyeusement Casse-pattes.

— Tu ne sais pas te taire non plus, répliqua Harrison. Je vais vous mettre les points sur les i, Jackson. Vous et vos gars du Tennizy, vous parlez de repousser les Rouges à l’ouest du Mizzipy. Bon, admettons qu’on y arrive. Qu’est-ce que vous allez faire, poster des soldats tout au long du fleuve, qui monteront la garde nuit et jour ? Ils le retraverseront, le fleuve, quand ils voudront, pour faire leurs coups de main, piller, torturer, tuer.

— Je ne suis pas idiot, dit Jackson. Ce sera au prix d’une guerre longue et sanglante, mais quand on leur aura fait passer le fleuve, ils seront finis. Et les hommes comme ce Ta-Kumsaw… ils seront morts ou discrédités.

— Vous croyez ? Eh bien, pendant cette guerre longue et sanglante dont vous parlez, des tas de garçons blancs mourront, et aussi des femmes blanches, et des enfants. Mais j’ai une meilleure idée. Ces Rouges tètent le whisky comme un veau tète le lait au pis de sa mère. Il y a deux ans, un millier de Pee-Ankashaws vivaient à l’est de la My-Ammy. Puis ils se sont mis à se soûler. Ils ont arrêté de travailler, ils ont arrêté de manger, ils sont devenus si faibles que la première petite maladie qu’est passée dans le coin les a rayés de la carte. Rayés de la carte, comme ça. Est-ce qu’il reste encore un Pee-Ankashaw vivant dans la région ? je n’en sais rien. Il s’est passé la même chose dans le nord, pour les Chippy-Was, seulement c’est les marchands français qu’ont fait le coup. Et l’avantage avec le whisky, c’est qu’il extermine les Rouges et que pas un Blanc ne meurt. »

Jackson se mit lentement debout. « J’imagine qu’il va me falloir trois bains en rentrant, dit-il, et je ne me sentirai pas propre pour autant. »

Casse-pattes vit avec plaisir que Harrison était vraiment furieux. Le gouverneur bondit sur ses pieds et hurla à Jackson, si fort que Casse-pattes en sentit trembler son siège : « Prenez pas vos grands airs avec moi, espèce d’hypocrite ! Vous voulez les voir tous morts, moi pareil ! Y a pas de différence entre nous. »

Jackson s’arrêta près de la porte et posa sur le gouverneur un œil dégoûté. « L’assassin, monsieur Harrison, l’empoisonneur, il ne voit pas de différence entre un soldat et lui. Mais le soldat, si. »

Contrairement à Ta-Kumsaw, Jackson ne dédaigna pas de claquer la porte.

Harrison se laissa retomber sur sa chaise. « Casse-pattes, je dois dire que ce gars-là, je ne l’aime pas beaucoup.

— Vous en faites pas, dit Casse-pattes. Il est avec vous. »

Harrison sourit lentement. « Je sais. Quand la guerre va éclater, on sera tous ensemble. Sauf peut-être cet ami des Rouges, là-haut à Vigor Church.

— Même lui, fit Casse-pattes. Une fois la guerre déclarée, les Rouges seront pas capables de reconnaître un Blanc d’un autre. Et alors, ses genses se mettront à mourir comme les nôtres. Et alors, Armure-de-Dieu Weaver se battra.

— Ouais, seulement, si Jackson et Weaver soûlaient leurs Rouges comme on le fait chez nous, il n’y aurait pas besoin d’une guerre. »

Casse-pattes envoya une giclée en direction du crachoir et ne le manqua pas de beaucoup. « Ce Rouge, ce Ta-Kumsaw…

— Qu’est-ce qu’il a ? demanda Harrison.

— Il m’inquiète.

— Pas moi, dit Harrison. J’ai là son frère, ivre mort, par terre dans mon bureau. Ta-Kumsaw ne fera rien.

— Quand il m’a désigné, j’ai senti son doigt qui m’touchait à travers la pièce. M’est avis qu’il a un pouvoir d’attirance. Ou de toucher à distance. M’est avis qu’il est dangereux.