Très vite ils arrivèrent là où le tissage passait par-dessus la poitrinière, puis sortait du métier lui-même. En cours de route, les fils noirs de l’armée de Ta-Kumsaw s’étaient resserrés, noués, entrelacés. Et d’autres fils, des bleus, des jaunes, des noirs, s’étaient regroupés ailleurs ; le tissage ressemblait à une horrible pelote. Il était plus épais, mais il ne paraissait pas plus solide à Alvin. Plutôt plus fragile, même. Moins bonne étoffe. Moins sûre.
« Ce tissu-là, il vaudra pas grand-chose si ça continue », dit-il.
Becca eut un sourire triste. « On n’a jamais rien dit d’aussi juste, mon garçon.
— Si c’te longueur, ça représente l’histoire d’une année, reprit Alvin, doit bien y avoir deux cents ans d’racontés icitte. »
Becca leva la tête. « Davantage encore, dit-elle.
— Comment vous découvrez tout c’qui s’passe pour le mettre dans l’tissage ?
— Oh, Alvin, il y a des choses que les gens font sans savoir comment, dit-elle.
— Et si vous changez les fils de place, vous pouvez pas changer l’histoire ? » Alvin pensait à un judicieux réarrangement, en répartissant les fils de façon plus régulière et en écartant les noirs les uns des autres.
« Ça ne marche pas comme ça, dit-elle. Ce que je fais ici ne change rien aux choses. Les choses qui arrivent me changent, moi. Ne t’inquiète pas pour ça, Alvin.
— Mais y a plus de deux cents ans, les Blancs étaient même pas arrivés dans c’te région de l’Amérique. Comment c’tissu, il peut r’monter si loin ? »
Elle soupira. « Isaac, pourquoi m’as-tu amené ce garçon qui me harcèle de questions ? »
Ta-Kumsaw lui sourit.
« Petit, tu ne le diras à personne ? demanda-t-elle. Tu garderas le secret sur qui je suis et ce que je fais ?
— Je l’promets.
— Je tisse, Alvin. C’est tout. Dans ma famille, d’encore plus loin que nous nous souvenons, nous avons tous été tisserands.
— C’est Weaver vot’nom, alors ? Becca Weaver, la tisserande ? Mon beau-frère, Armure-de-Dieu, son p’pa, c’est un Weaver, et…
— Personne ne nous appelle des tisserands, dit Becca. S’il y avait un nom pour nous, on nous appellerait… non. »
Elle ne voulait pas le lui dire.
« Non, Alvin, je ne peux pas te charger d’un tel fardeau. Parce que tu voudrais revenir. Tu voudrais revenir pour voir…
— Voir quoi ? demanda Alvin.
— Comme Isaac, là. Je n’aurais jamais dû le lui dire non plus.
— Mais il a gardé l’secret. Il en a jamais parlé.
— Pourtant, il n’a pas gardé le secret envers lui-même. Il est venu pour voir.
— Voir quoi ? redemanda Alvin.
— Voir la longueur des fils qui passent dans mon métier. »
Alors seulement, Alvin remarqua la partie arrière du métier à tisser, où les fils de chaîne étaient maintenus en place par un cadre de fines lisses en acier. Les fils n’avaient pas de couleur. Ils étaient d’un blanc écru. Du coton ? Sûrement pas de la laine. Du lin, peut-être ? Avec toutes ces teintes dans le tissu fini, il n’avait pas vraiment fait attention à la matière.
« Elles viennent d’où, les couleurs ? » demanda Alvin.
Personne ne lui répondit.
« Y a des fils qui s’détendent.
— Il y a des fils qui s’arrêtent, dit Ta-Kumsaw.
— Il y en a beaucoup qui s’arrêtent, dit Becca. Et beaucoup qui commencent. La vie est ainsi.
— Qu’est-ce que tu vois, Alvin ? demanda Ta-Kumsaw.
— Si les fils noirs, c’est ton peuple, fit Alvin, alors j’dirais qu’y a une bataille qui s’prépare, et qu’y aura beaucoup de morts. Mais pas comme à la Tippy-Canoe. Moins grave.
— C’est ce que je vois, moi aussi, dit Ta-Kumsaw.
— Et ces autres couleurs, là, toutes emmêlées, c’est quoi ? Une armée de Blancs ?
— On dit qu’un certain Andrew Jackson de la région à l’ouest du Tennizy lève une armée. On l’appelle le vieil Hickory.
— Je connais l’homme, dit Ta-Kumsaw. Il a du mal à se tenir en selle.
— Il a fait avec les Blancs ce que tu as fait avec les Rouges, Isaac. Il a parcouru toute la région occidentale, du nord au sud, en tirant les gens de chez eux pour les haranguer sur la menace rouge. Sur toi, Isaac. Pour chaque guerrier rouge que tu as trouvé, lui a recruté deux Blancs. Et il pense que tu vas aller dans le nord rejoindre l’armée française. Il connaît tous tes plans.
— Il ne connaît rien du tout, trancha Ta-Kumsaw. Alvin, dis-moi, il y a combien de fils de cette armée blanche qui s’arrêtent ?
— Beaucoup. Plusse que des autres, peut-être. J’sais pas. C’est à peu près pareil.
— Alors, ça ne m’apprend rien.
— Ça t’apprend que tu auras ta bataille, dit Becca. Ça t’apprend qu’il y aura davantage de sang et de souffrances dans le monde grâce à toi.
— Mais ça ne parle pas de victoire, dit Ta-Kumsaw.
— Jamais. »
Alvin se demandait s’il suffisait d’en nouer un autre au bout des fils cassés pour sauver la vie de quelqu’un. Il chercha des yeux les bobines qui alimentaient la chaîne, mais ne put les trouver. Les fils tombaient de la traverse arrière du métier, tendus, comme tirés par un grand poids, et Alvin ne parvint pas à repérer d’où ils venaient. Ils ne touchaient pas le sol. Ils ne s’arrêtaient pas vraiment non plus. Jusqu’à un certain point, il les distinguait qui pendaient, bien raides sur toute leur longueur, mais quand il regardait un peu plus bas… plus de fils, plus rien du tout. Ils sortaient de nulle part, voilà, et l’œil humain était incapable d’observer ou de comprendre comment ils naissaient.
Mais Alvin, lui, était capable de voir avec d’autres yeux, des yeux qui voyaient à l’intérieur, comme lorsqu’il examinait du dedans les minuscules rouages du corps humain, les courants glacés au cœur de la pierre. Grâce à cette vision de l’invisible, il plongea le regard dans un seul fil et pénétra sa structure, suivant les fibres qui se torsadaient et se croisaient, s’entortillaient et s’accrochaient les unes aux autres pour donner une chaîne solide. Cette fois, il lui suffisait de les suivre. De les suivre jusqu’à ce qu’enfin, bien au-delà du point où les fils disparaissaient aux yeux ordinaires, il en découvre l’extrémité. La personne que ce fil précis représentait avait une vie bien longue devant elle avant de mourir.
Tous ces fils devaient s’arrêter à la mort des gens. Et un nouveau commencer à la naissance d’un bébé. Un autre fil sortir de nulle part.
« Ça ne finit jamais, dit Becca. Je vieillirai et je mourrai, Alvin, mais le tissage continuera.
— Vous savez lequel c’est, votre fil à vous ?
— Non, dit-elle. Je ne veux pas savoir.
— Moi j’crois que j’aimerais voir. J’voudrais connaître combien d’années j’vais vivre.
— Beaucoup, fit Ta-Kumsaw. Ou peu. L’important, c’est ce que tu en fais, de ces années.
— C’est important aussi, le temps que j’vais vivre, dit Alvin. Dis pas l’contraire, t’y crois pas toi-même. »
Becca se mit à rire.
« Mademoiselle Becca, dit Alvin, pourquoi vous faites ça, si vous avez pas de pouvoir sus ce qui s’passe ? »
Elle haussa les épaules. « C’est un travail. Tout le monde a un travail à faire, et ça, c’est le mien.
— Vous pourriez aller voir les genses et tisser des vêtements qu’ils porteraient.
— Qu’ils porteraient et qu’ils useraient, dit-elle. D’ailleurs, Alvin, je ne peux pas sortir.
— Quoi ? Vous restez tout l’temps enfermée ?
— Je reste ici, toujours, dit-elle. Dans cette pièce, auprès de mon métier.