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— Je t’ai une fois suppliée de partir avec moi, dit Isaac.

— Et moi, je t’ai une fois supplié de rester. » Elle leva la tête et lui sourit.

« Je ne peux pas vivre longtemps là où la terre est morte.

— Et moi, je ne peux pas vivre un instant loin de mon tissage. La terre vit en toi, Isaac, comme vivent en moi toutes les existences d’Amérique. Mais je t’aime. Même aujourd’hui. »

Alvin se sentit de trop. C’était comme s’ils avaient oublié sa présence, alors qu’il venait à peine de leur parler. Il finit par se dire qu’ils préféraient probablement rester seuls. Il s’éloigna donc, retourna au tissu et se remit à le suivre, dans l’autre sens cette fois-ci, l’examinant en hâte mais minutieusement, le long des murs, parmi les rouleaux et les piles, à la recherche de l’extrémité la plus ancienne.

Impossible de la trouver. Sans doute, il avait dû regarder du mauvais côté ou se tromper de sens à un moment donné, parce qu’il reconnut bientôt un chemin familier, celui-là même qui l’avait mené la première fois au métier. Il fit demi-tour et, très vite, s’aperçut qu’il revenait encore vers la machine. Il ne pouvait pas plus remonter en arrière pour trouver l’extrémité la plus ancienne du tissu que redescendre en aval pour voir d’où sortaient les nouveaux fils.

Il se retourna vers Ta-Kumsaw et Becca. Les chuchotements de leur conversation avaient cessé. Ta-Kumsaw était assis en tailleur sur le sol, devant Becca, tête baissée. Elle lui passait tendrement les mains dans les cheveux.

« C’tissu, l’est plus vieux qu’la plus vieille partie de la maison », dit Alvin.

Becca ne répondit pas.

« C’tissu, il existe depuis toujours.

— D’aussi loin que des hommes et des femmes ont su tisser, le tissu est passé dans le métier.

— Mais pas ce métier-là. Il est neuf, çui-ci, dit Alvin.

— On en change de temps en temps. On bâtit le nouveau autour du précédent. C’est ce que font les hommes de chez nous.

— C’tissu, l’est plus vieux que les plus vieilles fermes de Blancs en Amérique, dit Alvin.

— Autrefois il faisait partie d’un autre tissu plus important. Mais un jour, là-bas en Europe, on a vu un grand nombre de fils passer la lisière. Mon arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père a fabriqué un nouveau métier. On avait les fils qu’il fallait. Ils sortaient de l’ancienne étoffe ; c’est à partir de là qu’ils ont été repris. Il y a une continuité… c’est ce que tu vois.

— Mais c’est chez nous autres, asteure.

— C’est ici et c’est en même temps là-bas. Ne cherche pas à comprendre, Alvin. Moi, il y a longtemps que j’ai renoncé. Mais n’es-tu pas content de savoir que tous les fils de la vie composent un unique et grand tissu ?

— Qui donc tisse les Rouges partis dans l’Ouest avec Tenskwa-Tawa ? demanda-t-il. Ces fils-là, ils sont sortis du tissu.

— Ça ne te regarde pas, dit Becca. Disons qu’un autre métier a été fabriqué et emporté dans l’Ouest.

— Mais Ta-Kumsaw, il a dit qu’aucun Blanc passerait à l’ouest du fleuve. Le Prophète aussi, il l’a dit. »

Ta-Kumsaw pivota lentement sur le sol, sans se lever. « Alvin, fit-il, tu n’es qu’un petit garçon.

— Et je n’étais qu’une petite fille, lui rappela Becca, la première fois que je t’ai aimé. » Elle se tourna vers Alvin. « C’est ma fille qui a emporté le métier dans l’Ouest. Elle a pu y aller parce qu’elle n’est qu’à moitié blanche. » Elle caressa de nouveau les cheveux de Ta-Kumsaw. « Isaac est mon mari. Ma fille Wieza est sa fille.

— Mana-Tawa, dit Ta-Kumsaw.

— J’ai cru un moment qu’Isaac choisirait de rester ici, de vivre avec nous. Mais j’ai vite vu que son fil s’écartait des nôtres, alors même que son corps était présent. Je savais qu’il partirait pour vivre avec son peuple. Je savais pourquoi il était sorti de la forêt, seul, pour venir nous trouver. Il existe une faim plus grande que celle de l’homme rouge pour le chant de la forêt vivante, plus grande que le désir du forgeron pour le fer rougi au feu et trempé, plus grande même que l’attirance du sourcier pour le cœur évidé de la terre. Cette faim a conduit Ta-Kumsaw à notre maison. Ma mère était encore la tisserande, à l’époque. J’ai appris à Ta-Kumsaw à lire et à écrire ; il a dévoré la bibliothèque de mon père et lu tous les autres livres de la vallée, puis nous en avons fait venir de Philadelphie, qu’il a lus aussi. Il s’est alors choisi son nom, d’après l’auteur des Principes. Quand nous avons été en âge, il m’a épousée. J’ai eu un bébé. Il est parti. Quand Wieza a eu trois ans, il est revenu, lui a fabriqué un métier et l’a emmenée à l’ouest, de l’autre côté de la montagne, vivre avec son peuple.

— Et vous avez laissé vot’fille s’en aller ?

— Comme l’une de mes ancêtres qui travaillait sur un vieux métier et qui a laissé s’en aller sa fille de l’autre côté de l’océan, dans ce pays-ci, avec un métier neuf et son père pour veiller sur elle, oui, je l’ai laissée s’en aller. » Becca sourit tristement à Alvin. « On a tous une tâche à accomplir, mais pour toute tâche digne de ce nom il y a un prix à payer. Quand Isaac l’a emmenée, je me trouvais déjà dans cette pièce. Tout ce qui est arrivé était bien.

— Vous avez même pas d’mandé comment qu’elle allait, vot’fille, quand il est entré ! Et vous l’avez toujours pas d’mandé.

— Je n’en avais pas besoin, dit Becca. Il n’arrive aucun mal aux gardiennes du métier.

— Ben, si vot’fille, elle est partie, qui c’est qui va prendre vot’place ?

— Peut-être qu’un autre mari passera bientôt par ici. Un mari qui restera dans cette maison, qui me fera un nouveau métier, pour moi, et puis un deuxième pour une fille encore à naître.

— Et qu’esse qui vous arrivera, alors ?

— Tu poses trop de questions, Alvin », dit Ta-Kumsaw. Mais sa voix était douce, lasse, anglaise ; Alvin n’avait pas peur du Ta-Kumsaw qui lisait les livres des Blancs, et il ne tint pas compte du léger reproche.

« Qu’esse qui va vous arriver quand vot’fille va vous remplacer ?

— Je ne sais pas, dit Becca. Mais on raconte que nous allons au lieu d’où sortent les fils.

— Vous y faites quoi ?

— Nous filons. »

Alvin essaya d’imaginer la mère de Becca, sa grand-mère et les autres femmes encore avant elles, toutes en rang ; il essaya d’imaginer combien il y en aurait, penchées sur leurs rouets, à dévider des fils de la broche, du fil de chaîne tout écru et blanc qui s’en irait ailleurs, qui s’écoulerait et disparaîtrait quelque part jusqu’à ce qu’il se casse. Ou peut-être, lorsqu’il se cassait, tenaient-elles l’ensemble, une vie humaine entière, dans leurs mains, puis le jetaient-elles en l’air pour qu’un souffle de vent l’emporte ; il retombait alors et s’accrochait au métier de quelqu’un. Une vie flottant au gré du vent, rattrapée puis tissée dans l’étoffe de l’humanité ; née tel jour, au gré du hasard, elle luttait ensuite pour trouver son chemin dans le tissu, serpentait pour en pénétrer la résistance.

Et tandis que l’imagination le guidait ainsi, il crut aussi comprendre autre chose sur ce tissu. Plus les fils se tissaient étroitement, plus ils le renforçaient. Ceux qui gambadaient en surface pour ne s’immerger que de temps en temps dans la trame, s’ils apportaient beaucoup de couleur à l’étoffe, n’ajoutaient guère à sa solidité. Alors que d’autres, dont la teinte transparaissait à peine, enfouis, entrelacés, maintenaient l’ensemble. Il y avait de l’abnégation dans ces fils, dans ces botteleurs anonymes. À partir d’aujourd’hui et pour toujours, quand il verrait des gens discrets, des hommes ou des femmes qu’on remarque peu et qu’on oublie souvent, mais qui participent à la vie du village, de la ville, de la cité, qui lient les habitants entre eux, qui les maintiennent ensemble, Alvin les saluerait en silence et leur rendrait hommage dans son cœur, car il savait que leurs vies assuraient une étoffe robuste, un tissage serré.