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Il se souvint aussi des nombreux fils qui se terminaient où Ta-Kumsaw devait livrer bataille. C’était comme si le Rouge avait donné des coups de ciseaux dans l’étoffe.

« Y a pas moyen d’réparer ? demanda Alvin. Y reste plus d’espoir d’empêcher c’te bataille d’arriver, pour que tous ces fils se cassent pas ? »

Becca secoua la tête. « Même si Isaac refusait de partir, la bataille aurait lieu sans lui. Non, les fils ne se cassent pas à cause de quelque chose qu’Isaac a fait. Ils se sont cassés dès l’instant où des hommes rouges ont adopté une ligne de conduite aboutissant inévitablement à leur mort dans la bataille ; Isaac et toi, vous n’avez pas parcouru le pays pour apporter la mort, si c’est ce qui te tracasse. Pas plus que le vieil Hickory n’a tué des gens. Vous proposiez des choix. Rien ne les obligeait à vous croire. Rien ne les obligeait à choisir la mort.

— Mais ils connaissaient pas que c’était ça qu’ils choisissaient.

— Si, ils le savaient, dit Becca. On le sait toujours. On ne se l’avoue pas à soi-même, jusqu’au dernier instant, mais à cet instant, Alvin, on voit défiler toute sa vie devant soi et on comprend comment on a choisi, jour après jour, la façon dont on va mourir.

— Et si par hasard y a quelque chose qui tombe sus la tête de quelqu’un et qui l’écrabouille ?

— C’est qu’il a choisi de se trouver à un endroit où se produit ce genre d’accident. Et qu’il ne regardait pas en l’air.

— J’y crois pas, dit Alvin. J’pense que les genses, ils peuvent toujours changer ce qui va arriver, et j’pense qu’y a des choses qui arrivent que personne a jamais voulues. »

Becca lui sourit, tendit le bras. « Approche, Alvin. Laisse-moi te tenir contre moi. J’aime ta foi naïve, mon enfant. Je veux m’accrocher à cette foi, même s’il m’est impossible de la partager. »

Elle le serra un moment, et le bras dont elle l’entourait, un bras à la fois fort et tendre, rappelait tellement à Alvin celui de sa maman qu’il pleura un peu. Il pleura même beaucoup plus qu’il ne l’aurait souhaité, si tant est qu’il aurait souhaité pleurer. Il se garda bien de demander à voir son propre fil, et cependant il se disait qu’il devait être facile à trouver : le seul qui naissait dans la section des Blancs du tissu, mais qui s’en éloignait pour se teinter de vert. Sûrement le vert des partisans du Prophète.

Une autre chose dont il était sûr, tellement sûr qu’il ne l’interrogea pas, et Dieu sait pourtant qu’il n’hésitait pas à poser toutes les questions qui lui passaient par la tête : Becca savait quel était le fil de Ta-Kumsaw, et elle savait aussi que leurs deux fils, à Ta-Kumsaw et à lui, étaient liés l’un à l’autre, pendant un certain temps du moins. Tant qu’Alvin resterait avec le Rouge, Ta-Kumsaw vivrait. Alvin savait qu’il y avait deux dénouements à la prophétie : celui où il mourait le premier et laissait tout seul Ta-Kumsaw, auquel cas le Rouge mourait à son tour ; et celui où aucun ne mourait, et leurs fils se prolongeaient jusqu’à ce qu’ils disparaissent. On aurait pu imaginer un troisième dénouement possible : il quittait tout bonnement Ta-Kumsaw. Mais s’il faisait ça, Alvin ne serait plus Alvin, inutile alors d’envisager pareille éventualité, ce n’en était pas une.

Alvin passa la nuit sur un tapis, par terre dans la bibliothèque, après avoir lu quelques pages d’un livre écrit par un dénommé Adam Smith. Où dormait Ta-Kumsaw, Alvin l’ignorait et s’abstint de poser la question. Ce qu’un homme fait avec son épouse ne regarde pas les enfants, il le savait ; mais il se demanda si la principale raison du retour de Ta-Kumsaw dans cette maison ne tenait pas, plutôt qu’à son désir d’examiner le métier, à cette faim dont Becca avait parlé. Le besoin de faire une autre fille pour s’occuper du métier de la tisserande. Ce n’était pas une mauvaise idée, de l’avis d’Alvin, que le tissu de l’Amérique blanche passe entre les mains de la fille d’un homme rouge.

Au matin, Ta-Kumsaw le remmena à travers bois. Ils ne parlèrent pas de Becca, ni de rien d’autre ; on reprenait les vieilles habitudes, Ta-Kumsaw n’ouvrait la bouche que pour donner des ordres. Alvin ne l’entendit plus jamais prendre sa voix anglaise, si bien qu’il en vint à se demander s’il ne l’avait pas rêvée.

Sur la rive nord de l’Hio, non loin de l’embouchure où se déverse la Wobbish, l’armée, des Rouges se regroupa, plus de Rouges qu’Alvin n’en avait imaginés dans le monde entier. Plus de gens qu’il n’en avait jamais imaginés réunis dans un même lieu en même temps.

Comme un tel rassemblement ne pouvait manquer de connaître la faim, les animaux venaient aussi aux hommes, devinant leur besoin, accomplissant ce pour quoi ils étaient nés. La forêt savait-elle que son seul espoir de résister à la hache de l’homme blanc dépendait de la victoire de Ta-Kumsaw ?

Non, estimait Alvin, la forêt faisait seulement ce qu’elle avait toujours fait, elle s’arrangeait pour nourrir les siens.

Il pleuvait et la brise était fraîche, le matin où ils quittèrent l’Hio en direction du nord. Mais qu’était la pluie pour des hommes rouges ? Le messager des Français était arrivé de Détroit. Le moment était venu d’unir les deux forces et d’attirer le vieil Hickory vers le nord.

XVIII

Détroit

Frédéric, comte de Maurepas, vivait de grands moments. Loin de connaître l’enfer, ici, à Détroit, sans aucun des agréments de Paris, il ressentait l’ivresse de participer, pour une fois, à quelque chose qui le dépassait. La guerre se préparait, le fort s’activait, ces païens de Rouges convergeaient des contrées les plus reculées de ce pays de sauvages, et bientôt, sous son commandement à lui, Maurepas, les Français anéantiraient l’armée américaine de va-nu-pieds que le vieux Châtaignier avait conduite au nord de la Maw-Mee. Le vieux Saule ? Un surnom dans ce goût-là.

Évidemment, une partie de lui-même s’effrayait un peu de toute cette agitation. Frédéric n’avait jamais été homme d’action, et maintenant il y en avait tant, d’action, qu’il avait du mal à suivre. Ça l’ennuyait parfois que Napoléon veuille laisser les sauvages combattre de l’abri des arbres. Des Européens, et même ces barbares d’Américains, devraient avoir la courtoisie d’interdire aux Rouges d’user de l’avantage déloyal que leur donnait leur habileté à se dissimuler dans les bois. Mais tant pis. Napoléon était sûr de son fait. Franchement, y avait-il aucun risque de déconvenue ? Tout se déroulait selon les prévisions du général. Même le gouverneur La Fayette, ce sale traître de Feuillant décadent, semblait s’enthousiasmer de la bataille prochaine. Il était allé jusqu’à fournir un autre bateau de troupes en renfort, que Frédéric avait vu entrer dans le port moins de dix minutes plus tôt.

« Monseigneur », fit – comment son nom déjà ? – le domestique de service le soir. Il annonçait quelqu’un, en tout cas.

« Qui ? » Qui peut rendre visite à une heure aussi indécente ?

« Un messager du gouverneur.

— Qu’il entre », dit Frédéric. Il se sentait de trop plaisante humeur pour se soucier de laisser un moment l’homme compter les clous de la porte. Après tout, c’était la soirée… nul besoin de feindre d’être débordé de travail à une heure pareille. À quatre heures passées, en fait !

L’homme entra, élégant dans son uniforme. Un officier, un commandant pour être précis. Frédéric devait connaître son nom, probablement… remarquez, ce n’était pas quelqu’un d’important, il n’avait même pas de cousin titré, assurément. Aussi Frédéric attendit-il, en s’abstenant de saluer.