Le commandant tenait deux lettres à la main. Il en posa une sur la table de Maurepas.
« L’autre est-elle aussi pour moi ?
— Oui, monsieur. Mais j’ai reçu l’ordre du gouverneur de vous remettre celle-ci d’abord, d’attendre que vous la lisiez en ma présence, ensuite de décider si je vous donne l’autre.
— L’ordre du gouverneur ! De m’empêcher de recevoir mon courrier tant que je n’aurai pas lu cette lettre ?
— La seconde lettre ne vous est pas adressée, monseigneur, dit le commandant. Ce n’est donc pas votre courrier. Mais je crois que vous voudrez la voir.
— Et si je me sens las d’avoir trop travaillé et que je préfère lire la lettre demain ?
— Alors j’en ai encore une autre, que je lirai à vos soldats si vous ne prenez pas connaissance de la première dans les cinq minutes. Cette troisième lettre vous relève de votre commandement et me confie la garde de Fort Détroit, sous l’autorité du gouverneur.
— Quelle audace ! Quelle impudence ! S’adresser à moi de cette manière !
— Je ne fais que répéter les paroles du gouverneur, monseigneur. Je vous le conseille, lisez cette lettre. Cela ne peut vous nuire, et si vous ne la lisez pas, les conséquences seront désastreuses. »
Intolérable. Pour qui le gouverneur se prenait-il ? Pour un marquis, parbleu Et pourtant, La Fayette était en vérité beaucoup moins en faveur auprès du roi que…
« Cinq minutes, monseigneur. »
Bouillant de colère, Frédéric ouvrit la lettre. Elle était lourde ; quand il la déplia, une amulette de métal au bout d’une chaîne se répandit dans un cliquetis sur le bureau.
« Qu’est-ce que c’est que ça ?
— La lettre, monseigneur. »
Frédéric y jeta un coup d’œil rapide. « Une amulette ! Tudieu ! Que dois-je en faire ? La Fayette serait-il devenu superstitieux ? » Mais malgré son air bravache, Frédéric sut tout de suite qu’il allait la porter. Une protection contre Satan ! Il avait entendu parler de ces amulettes, qui s’achetaient à prix d’or car toutes avaient été touchées par le doigt de la Sainte Mère en personne, ce qui leur conférait leur pouvoir. En était-ce une de ce genre ? Il ouvrit la chaîne et se la passa autour du cou.
« En dedans », dit le commandant.
Frédéric le regarda un instant, déconcerté, puis comprit la recommandation et fourra l’amulette dans sa chemise. Elle était désormais hors de vue.
« Voilà, fit-il. Je la porte.
— Excellent, monseigneur », dit le commandant. Il tendit l’autre lettre.
Elle n’était pas close, mais elle avait été scellée, et Frédéric fut surpris de reconnaître le grand sceau de Sa Majesté imprimé dans la cire. Elle était adressée au marquis de La Fayette. Elle exprimait l’ordre de mettre Napoléon Bonaparte immédiatement aux arrêts et de le renvoyer les fers aux pieds à Paris où il passerait en jugement pour trahison, sédition, félonie et malversation.
« Croyez-vous m’attendrir par votre plaidoyer ? fit Maurepas.
— J’ose espérer que le bien-fondé de mes arguments le fera, dit Bonaparte. La bataille est pour demain. Ta-Kumsaw attend mes ordres ; je suis le seul à comprendre pleinement le rôle de l’armée française dans cet engagement.
— Le seul ? D’où vous vient cette soudaine vanité de vous croire le seul capable de commander, le seul à comprendre ?
— Mais bien entendu, vous aussi comprenez, monseigneur de Maurepas. Seulement, c’est à vous que revient la vue d’ensemble, tandis que moi…
— Épargnez votre salive, fit Maurepas. Vous ne m’abusez plus. Votre sorcellerie, votre influence satanique, tout glisse sur moi comme des bulles qui flottent dans l’air, cela ne m’atteint pas. Je suis plus fort que vous ne le pensiez. J’ai des ressources cachées, moi !
— Grand bien vous fasse, parce qu’en public, on ne connaît de vous que votre idiotie, répliqua Bonaparte. La défaite que vous allez subir sans moi vous vaudra le titre de champion des crétins dans l’histoire de l’armée française. À chaque fois que quelqu’un essuiera un désastre honteux qu’il aurait pu éviter, on se moquera de lui et l’on dira qu’il a commis un « Maurepas » !
— Assez, dit le comte. Trahison, sédition, malversation et, comme si cela ne suffisait pas, insubordination maintenant. Monsieur Guillotin va vous compter parmi ses clients, j’en suis sûr, mon petit coq nain vaniteux. Allez-y, faites vos ergots sur Sa Majesté, vous verrez jusqu’où ils s’enfoncent quand vous aurez les fers aux pieds et qu’on réclamera votre tête. »
La traîtrise n’apparut pas avant le matin, mais elle se révéla vite dans toute son ampleur. Tout d’abord l’intendant militaire français refusa de fournir de la poudre aux hommes de Ta-Kumsaw. « J’ai des ordres », dit-il.
Quand Ta-Kumsaw voulut voir Bonaparte, on se moqua de lui. « Pas possible, lui dit-on, ni maintenant ni jamais. »
Et Maurepas, alors ?
« C’est un comte. Il ne traite pas avec les sauvages. Il ne fricote pas avec les bêtes, comme le petit Napoléon. »
À ce moment seulement, Alvin remarqua que tous les Français auxquels ils avaient affaire aujourd’hui étaient ceux-là mêmes que Bonaparte avait circonvenus ; ses officiers préférés, ceux qui avaient sa confiance, restaient introuvables. Bonaparte était déchu.
« Des arcs et des flèches, dit un officier. C’est avec ça qu’excellent tes braves, non ? Avec des balles, vous causeriez plus de dommages chez vous que chez l’ennemi. »
Les éclaireurs de Ta-Kumsaw l’informèrent que l’armée américaine arriverait à midi. Il déploya aussitôt ses hommes pour harceler l’ennemi. Mais désormais, sans la portée de tir des mousquets, ils ne pouvaient guère qu’agacer l’armée du vieil Hickory sous les piqûres de leurs flèches molles, décochées de trop loin, alors qu’ils avaient prévu d’écraser les Américains sous une irrésistible tempête de métal. Et comme les archers devaient s’approcher au plus près des Américains pour tirer, beaucoup se firent tuer.
« Ne reste pas à côté de moi, dit Ta-Kumsaw à Alvin. Ils connaissent tous la prophétie. Ils vont croire que je ne dois mon courage qu’à la certitude de ne pas mourir. »
Alvin s’écarta donc de lui, mais jamais trop loin, pour continuer à voir au plus profond de son corps, prêt à guérir la moindre blessure. Ce qu’il ne pouvait pas guérir, c’était l’inquiétude, la colère et le désespoir qui montaient déjà dans l’esprit de Ta-Kumsaw. Sans poudre, sans Bonaparte, la victoire assurée devenait, au mieux, une opération à risque.
La tactique de base fonctionna. Le vieil Hickory repéra tout de suite le piège, mais le terrain l’obligeait à tomber dedans ou à battre en retraite, et il savait que la retraite équivaudrait à un désastre. Il fit donc hardiment avancer son armée au pas entre les collines grouillantes de Rouges, s’engageant dans le passage étroit où la mousqueterie et les canons français allaient balayer les Américains pendant que les Rouges tueraient tous ceux qui tenteraient de s’échapper. La victoire serait totale. Sauf que les Américains étaient censés perdre toute confiance, toute assurance, et voir leur nombre considérablement réduit par le tir des Rouges tout au long de la progression.
La tactique fonctionna, mais lorsque l’armée américaine, arrivant en vue de l’ennemi, hésita devant les gueules de neuf canons chargés à mitraille et deux mille mousquets disposés pour deux balayages successifs du champ de bataille, les Français opérèrent un incompréhensible repli. C’était comme s’ils doutaient de l’invulnérabilité de leur position. Ils ne cherchèrent même pas à remporter leurs canons. Ils battirent en retraite comme s’ils craignaient l’anéantissement immédiat.