L’issue de la rencontre était alors prévisible. Le vieil Hickory savait profiter des occasions. Ses soldats ignorèrent les Rouges et tombèrent sur les Français en déroute, massacrant tous ceux qui ne couraient pas, s’emparant des canons et des mousquets, de la poudre et des munitions. Dans l’heure qui suivit, ils se servirent de l’artillerie française pour ouvrir trois brèches dans les murs de la forteresse ; les Américains déferlèrent dans Détroit ; des combats ensanglantèrent les rues.
Ta-Kumsaw aurait alors dû s’en aller. Il aurait dû laisser les Américains exterminer les Français et mettre ses hommes à l’abri. Peut-être se sentait-il le devoir d’aider les Français, malgré leur trahison. Peut-être entrevoyait-il une lueur d’espoir : les Américains pris dans la bataille, son armée de Rouges pourrait remporter une victoire, après tout. Ou peut-être savait-il qu’il n’aurait jamais plus l’opportunité de rassembler tous les hommes en âge de combattre de chaque tribu ; s’il se retirait maintenant, sans livrer combat, qui voudrait encore le suivre ? Et si on ne le suivait pas, lui, on ne suivrait personne, et les hommes blancs reprendraient leur conquête en grignotant la terre, dévorant une tribu par-ci, une autre par-là. Ta-Kumsaw savait parfaitement qu’il fallait une victoire aujourd’hui, fort improbable du reste, sinon la résistance serait définitivement condamnée, et tous ceux de son peuple qui ne seraient pas tués sur le coup s’enfuiraient vers l’ouest, une drôle de terre aux forêts insuffisantes, ou bien resteraient vivre ici, diminués, non plus à la mode des hommes rouges mais à celle des Blancs, dans une forêt à jamais silencieuse. Qu’il espère ou non la victoire, il n’accepterait pas cette alternative, pas sans combattre.
Ainsi donc, armés d’arcs et de flèches, de gourdins et de couteaux, les Rouges attaquèrent les forces américaines par derrière. Tout d’abord ils fauchèrent les Blancs dans une moisson sanglante, les assommant de leurs gourdins, les transperçant de leurs silex. Ta-Kumsaw leur criait de prendre aux morts mousquets, poudre et munitions, et beaucoup de Rouges obéirent. Mais le vieil Hickory fit alors intervenir le noyau discipliné de ses troupes. Les fusils se retournèrent. Et les Rouges, exposés en terrain découvert, s’abattirent en grands andains sous la mitraille.
Le même soir, au coucher du soleil, Détroit était en feu et la fumée emplissait le bois voisin. Ta-Kumsaw s’y trouvait, dans une obscurité étouffante, parmi quelques centaines de ses Shaw-Nees. D’autres tribus, isolées, résistaient ici et là ; la plupart, tout espoir perdu, s’enfuyaient dans la forêt où aucun homme blanc ne pouvait les suivre. Le vieil Hickory en personne lança l’assaut final contre la forteresse végétale de Ta-Kumsaw, à la tête du millier d’Américains qui ne participaient pas au pillage de la ville française ni à la destruction des idoles dans la cathédrale papiste.
On aurait dit que les balles pleuvaient de toutes parts. Mais Ta-Kumsaw se tenait au beau milieu, hurlant et encourageant ses guerriers à poursuivre le combat avec les mousquets volés aux Américains tombés lors de la première attaque. Pendant un quart d’heure qui parut une éternité, Ta-Kumsaw batailla comme un forcené, tandis que ses Shaw-Nees se démenaient et mouraient auprès de lui. Son corps se couvrit de fleurs écarlates ; le sang lui dégoulinait du dos et du ventre ; l’un de ses bras pendait inerte à son côté. Personne ne savait où il trouvait la force de rester debout, tant il avait reçu d’impacts. Mais Ta-Kumsaw était fait de chair comme tout un chacun, et il finit par s’écrouler dans le crépuscule enfumé, atteint d’une demi-douzaine de blessures dont chacune aurait dû être fatale.
Lorsqu’il se fut effondré, les tirs se ralentirent. C’était comme si les Américains savaient qu’il leur suffisait de tuer cet ennemi-là pour briser l’esprit de l’homme rouge, maintenant et à jamais. La dizaine de guerriers shaw-nees survivants s’esquivèrent dans la fumée et les ténèbres, pour porter la douloureuse nouvelle de la mort de Ta-Kumsaw dans tous leurs villages, et par la suite dans toutes les huttes où vivaient des hommes et des femmes rouges. La grande bataille était perdue d’avance ; on ne pouvait pas faire confiance aux hommes blancs, français comme américains, et le grand plan de Ta-Kumsaw ne pouvait que courir à l’échec. Pourtant les hommes rouges se rappelleraient, pour un temps du moins, qu’ils s’étaient unifiés derrière un seul grand chef, qu’ils avaient formé un seul peuple, avaient rêvé de victoire. On se souviendrait ainsi de Ta-Kumsaw en chanson, tandis que des familles et des villages de Rouges passeraient à l’ouest du Mizzipy pour rejoindre le Prophète ; on s’en souviendrait dans les histoires qu’on se raconterait devant les cheminées de briques, dans d’autres familles qui porteraient des vêtements et tiendraient des emplois comme les hommes blancs, mais qui n’oublieraient toujours pas qu’autrefois il avait existé une autre façon de vivre et que le plus grand de tous les Rouges de la forêt avait été un guerrier du nom de Ta-Kumsaw, mort en essayant de sauver la terre et l’ancien mode de vie perdu des Rouges.
Ce n’était pas seulement les Rouges qui se souviendraient de Ta-Kumsaw. Alors qu’ils tiraient leurs coups de mousquets sur sa silhouette imprécise entre les arbres, les soldats américains l’admiraient. C’était un grand héros à l’antique. Les Américains étaient tous des fermiers et des boutiquiers dans l’âme ; Ta-Kumsaw vivait une geste à l’exemple d’Achille et d’Ulysse, de César et d’Hannibal, de David et des Macchabées. « Il peut pas mourir », murmuraient-ils en le voyant criblé de balles, encore debout. Et lorsqu’enfin il s’abattit, ils cherchèrent son corps et ne le trouvèrent pas.
« Les Shaw-Nees l’ont emporté », conclut le vieil Hickory, et on en resta là. Il ne les envoya même pas à la recherche du Petit Renégat, jugeant qu’un traître blanc de son espèce, sûrement aussi déloyal que les Français, avait dû s’éclipser au cours du combat. Laissez tomber, avait-il dit, et on n’allait pas discuter avec le vieux, hein ? Il leur avait donné la victoire, pas vrai ? Il avait brisé les reins de la résistance rouge une bonne fois pour toutes, non ? Le vieil Hickory, Andy Jackson… ils auraient voulu le faire roi, mais ils devraient se contenter de le nommer président un de ces jours. Entre-temps, ils ne pourraient pas oublier Ta-Kumsaw, et le bruit se répandrait qu’il était vivant quelque part, immobilisé par ses blessures, qu’il attendait sa guérison pour lancer une grande invasion rouge depuis l’ouest du Mizzipy, depuis les marais du Sud, ou depuis un repaire secret, caché dans les montagnes d’Appalachie.
Tout au long de la bataille, Alvin consacra ses forces à garder en vie Ta-Kumsaw. À chaque nouvelle balle qui lui déchirait les chairs, il ressoudait les artères sectionnées pour l’empêcher de perdre son sang. Il manquait de temps pour s’occuper de la douleur, mais Ta-Kumsaw ne semblait pas s’apercevoir des terribles blessures qu’il recevait. Alvin était tapi dans sa cachette entre un arbre debout et un autre tombé, les paupières closes, et n’observait Ta-Kumsaw que de ses yeux qui le pénétraient, surveillant son corps depuis l’intérieur vers l’extérieur. Il ne vit rien des faits et gestes qui allaient alimenter les légendes sur le chef des Rouges. Il n’eut même jamais conscience des balles qui l’arrosaient de débris de feuilles arrachées et d’éclats de bois. Il reçut d’ailleurs sur le dos de la main gauche une balle cuisante qu’il ressentit à peine, tant il se concentrait à maintenir Ta-Kumsaw sur ses jambes.