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Bonaparte avait écouté ces belles paroles avec satisfaction, oui, mais aussi tristesse. Car il avait cru La Fayette à l’abri de son charme à cause d’une grande force intérieure. Désormais il savait que c’était seulement à cause d’une bêtise d’amulette, que La Fayette ressemblait au commun des mortels quand il s’agissait de lui résister ; et maintenant que l’amulette gisait enterrée au fond d’un charnier du côté de Détroit, assurément toujours enchaînée aux vertèbres tombées en poussière de Frédéric de Maurepas, il comprenait qu’il ne trouverait jamais son égal dans ce monde, à moins que ce ne soit Dieu en personne, ou Dame Nature. Il n’y aurait personne pour le contredire, ça au moins, c’était sûr. Alors il écouta le babillage de La Fayette en regrettant la race d’hommes à laquelle il avait un jour cru qu’appartenait le gouverneur.

Les matelots sur le pont s’affairèrent, s’activèrent au milieu de mille bruits de chocs pour la manœuvre d’accostage ; Bonaparte était enfin chez lui, en France.

* * *

Ta-Kumsaw n’eut pas à redouter l’épais brouillard qui descendait sur le Mizzipy lorsqu’il atteignit l’embouchure où l’Hio se déversait et se perdait dans les puissants courants du fleuve. Il connaissait le chemin vers l’ouest, et n’importe quel rivage serait son refuge, sa sécurité, la dernière étape de sa vie.

Car il ne voyait d’autre avenir pour lui désormais. La terre à l’ouest du Mizzipy était celle de son frère, le pays où l’homme blanc ne viendrait jamais. La terre elle-même, l’eau, tout ce qui vivait se ligueraient pour barrer la route à ces Blancs assez bêtes pour croire que les hommes rouges pourraient être à nouveau vaincus. Mais c’était des dons du Prophète que les hommes rouges avaient dorénavant besoin, non de ceux d’un guerrier comme Ta-Kumsaw. Il resterait peut-être une figure de légende dans l’Est, parmi les Rouges déchus et les Blancs stupides, mais dans l’Ouest on le connaîtrait pour ce qu’il était. Un échec, un homme aux mains souillées de sang qui avait conduit son peuple à la mort.

L’eau clapotait contre son canoë. Il entendit un cardinal, l’oiseau rouge, chanter dans les environs. La brume blanchit, éblouissante ; puis elle se dissipa et le soleil brilla avec un éclat qui l’aveugla. En trois coups de pagaie il propulsa son canoë vers le rivage, et là, à sa grande surprise, il vit un homme en silhouette devant le soleil de la fin d’après-midi, debout sur la berge. L’homme sauta et saisit le nez du canoë pour l’amener tout contre la rive, puis il aida son occupant à sortir de la petite embarcation. Ta-Kumsaw n’arrivait pas à distinguer son visage, la lumière le gênait trop ; mais il sut tout de même de qui il s’agissait, rien qu’au toucher de sa main. Et ensuite à sa voix qui murmura « Laisse partir le canoë. Tu n’auras plus à passer de l’autre côté, mon frère.

— Lolla-Wossiky », s’écria Ta-Kumsaw. Puis il pleura et s’agenouilla aux pieds de son frère, s’accrochant à ses genoux. Toutes ses angoisses, toutes ses peines s’enfuirent, tandis qu’au-dessus de lui Lolla-Wossiky, dit Tenskwa-Tawa, dit le Prophète, lui chantait une chanson mélancolique, une chanson sur la mort des abeilles.

* * *

Alvin nota du changement lorsqu’il approcha du village. Il y avait un écriteau sur la route de la Wobbish qui disait :

SI TU PEUX, ÉTRANGER,

PASSE DONC TON CHEMIN,

OU ENTENDS NOTRE HISTOIRE,

INSUPPORTABLE AUX HUMAINS.

Alvin connaissait la raison de cet avertissement. Mais il n’était pas un étranger au pays.

Et si c’était le cas ? Tout en suivant la route de Vigor Church, il vit qu’on avait installé de nouveaux bâtiments, construit de nouvelles maisons. Les gens d’ici vivaient plutôt coude à coude à présent, et Vigor Church devenait une véritable cité. Mais personne ne le salua sur son chemin, et même les enfants qui jouaient sur les communaux n’eurent aucun mot pour lui ; sûr que leurs parents leur avaient recommandé de ne pas accueillir les étrangers, ou peut-être qu’ils en avaient tout bonnement assez d’entendre leurs pères et leurs frères aînés raconter leur terrible histoire à tous les inconnus qui venaient à passer. Valait mieux n’accueillir ni homme ni femme par ici.

Et en l’espace d’un an, Alvin avait changé. Il était plus grand, oui, mais il savait qu’il marchait différemment, davantage comme un homme rouge, qu’il avait perdu l’habitude de sentir une route d’homme blanc sous ses pieds, qu’il aspirait au chant de la forêt, presque réduit au silence dans cette région. Peut-être que je suis vraiment un étranger à présent. Peut-être que j’ai vu et fait trop de choses depuis un an pour jamais revenir et redevenir Alvin junior.

Malgré les modifications apportées à la ville, Alvin reconnaissait quand même sa route. Tout n’avait pas changé : il y avait toujours des ponts pour enjamber le moindre petit cours d’eau sur le chemin menant chez son père. Il essaya de retrouver ses anciennes impressions, de sentir la colère de l’eau contre lui. Mais le mal noir, l’ennemi d’autrefois, avait lui aussi peine à l’identifier, maintenant qu’il se déplaçait comme un homme rouge, ne faisant qu’un avec le monde vivant. Ne t’inquiète pas, se dit Alvin. Quand la terre sera matée et défrichée, je retrouverai le pas d’un Blanc, et le Défaiseur me reconnaîtra. De même qu’il a brisé l’emprise bénéfique de l’homme rouge sur cette terre, il cherchera à me briser, moi aussi, et si Ta-Kumsaw n’a pas été assez fort, ni Tenskwa-Tawa assez sage pour résister au vieux Défaiseur, qu’est-ce que moi, je pourrais bien faire ?

Simplement suivre ma route, jour après jour, comme dans le vieil hymne.

Suivre ma route, jour après jour. Seigneur très haut, lumière d’amour, dans ma peine, soulage-moi, emplis ma coupe, relève-moi, allège mon cœur de toute douleur. Amen. Amen.

Cally était là, debout sur la galerie, oisif, l’air de guetter, au cas où Alvin junior reviendrait aujourd’hui ; d’ailleurs, c’était peut-être ça qu’il faisait, peut-être bien. En tout cas, ce fut Cally qui cria, Cally qui le reconnut tout de suite malgré tous les changements dans son apparence.

« Alvin ! Ally ! Alvin junior ! L’est r’venu ! Tes r’venu ! »

Le premier à répondre à son appel, à faire le tour de la maison au pas de course, les manches relevées et la hache lui pendant encore à la main, ce fut Mesure. Dès qu’il vit qu’il s’agissait vraiment d’Alvin, il laissa tomber son outil, prit son frère par les épaules et l’examina de haut en bas en quête d’éventuelles blessures, pendant qu’Alvin faisait de même et cherchait des cicatrices sur son aîné. Aucune, parfaitement guéri. Mesure, lui, trouva des blessures plus profondes chez Alvin et il lui dit avec douceur : « T’as grandi, Al. » Alvin n’avait rien à répondre à ça, car c’était vrai, et l’espace d’un instant ils se contentèrent de se regarder dans les yeux, chacun sachant jusqu’où son frère était allé sur la longue route de souffrance et d’exil de l’homme rouge. Aucun autre homme blanc n’apprendrait jamais ce qu’eux savaient.