— Tu ne crois pas à toute cette sorcellerie, quand même, Casse-pattes ? Tu es tellement instruit, je te croyais au-dessus de ce genre de superstition.
— Ben je l’suis pas, et vous non plus, Bill Harrison. Vous avez d’mandé à un sourcier où que l’terrain était solide pour y construire vot’fort, et quand vot’première femme a eu ses enfants, vous avez fait venir une torche pour voir comment se présentait l’bébé dans son ventre.
— Je te préviens, dit Harrison : plus de commentaires sur ma femme.
— Laquelle, hein, Bill ? La chaude ou la froide ? »
Harrison lâcha un long chapelet de jurons. Oh, Casse-pattes jubilait, Casse-pattes buvait du lait, n’avait un talent pour chauffer les objets, et comment ! mais c’était plus amusant de chauffer l’esprit des gens, parce qu’il n’y avait pas de flammes alors, seulement beaucoup de vapeur, beaucoup d’air chaud.
Bref, Casse-pattes laissa ce vieux Bill Harrison lui chanter goguette un moment Puis il sourit et leva les mains comme pour se rendre. « Allons, vous connaissez que j’pensais pas à mal, Bill. C’est que j’vous savais pas si collet monté, asteure. J’croyais qu’on connaissait tous deux où s’fabriquaient les bébés, comment ils entraient là et comment qu’ils en sortaient, et vos femmes font pas autrement qu’la mienne. Quand elle est allongée et qu’elle crie, vous savez bien qu’vous faites venir une sage-femme pour lui jeter un sort endormeur, ou un calme-douleur, et quand le bébé tarde à sortir, vous avez une torche pour vous dire comment il s’présente. Alors écoutez-moi, Bill Harrison. Ce Ta-Kumsaw, l’a une espèce de talent, une espèce de pouvoir. Il est plus que ce qu’il parait.
— Ah bon, Casse-pattes ? Ma foi, peut-être que oui et peut-être que non. Mais il a dit que Lolla-Wossiky verrait de son autre œil avant que je lui mette la main dessus, et je vais lui prouver avant longtemps qu’il n’est pas prophète.
— À propos de not’borgne, il commence à péter que c’en est une infection. »
Harrison appela son aide de camp. « Envoyez-moi le caporal Withers et quatre soldats, tout de suite. »
Casse-pattes admira la façon dont Harrison maintenait la discipline militaire. Il ne s’écoula pas trente secondes avant que n’arrivent les soldats et que le caporal Withers ne salue : « Oui, monsieur, général Harrison.
— Que trois de vos hommes m’emportent cet animal dans l’écurie. »
Le caporal Withers obéit instantanément, ne prenant que le temps de répéter : « Oui, monsieur, général Harrison. »
Général Harrison. Casse-pattes sourit. Il savait que Harrison n’avait jamais décroché plus que le grade de colonel sous les ordres du général Wayne pendant la dernière guerre française, et même à l’époque, ça ne menait pas loin. Général. Gouverneur. Quel prétentieux…
Mais Harrison s’adressait encore à Withers, tout en regardant Casse-pattes. « Quant à vous et au soldat Dickey, ayez l’obligeance d’arrêter monsieur Palmer et de le mettre sous les verrous.
— M’arrêter ! s’écria Casse-pattes. Qu’esse vous me chantez là ?
— Il a plusieurs armes sur lui, il faudra le fouiller soigneusement, dit Harrison. Je suggère de le déshabiller ici même avant de l’emmener dans sa cellule, et laissez-le sans vêtements. Ce gars-là, c’est une anguille, je ne veux pas qu’il nous fausse compagnie.
— Vous m’arrêtez pourquoi donc ?
— Eh bien, on a un mandat d’arrêt pour dettes non honorées, dit Harrison. Et tu as été accusé de vendre du whisky aux Rouges. Naturellement, faut qu’on saisisse tous tes biens – ces barils suspects que mes gars ont coltinés dans le fort à longueur de journée – et qu’on les vende pour rembourser la dette. Si on en retire suffisamment d’argent et qu’on peut te laver de ces vilaines charges de soûler les Rouges, eh bien, on te laissera partir. »
Puis Harrison sortit de son bureau. Casse-pattes jura, cracha et lâcha des commentaires sur la femme et la mère de Harrison, mais le soldat Dickey étreignait un mousquet, et une baïonnette prolongeait le canon de ce mousquet ; Casse-pattes se soumit donc au déshabillage et à la fouille. Mais il connut pire, et il jura encore, lorsque Withers lui fit traverser tout le fort complètement nu et ne lui donna même pas de couverture quand il le boucla dans une réserve. Une réserve encombrée des barils vides de la dernière cargaison de whisky.
Il attendit deux jours dans sa cellule avant qu’on le juge et, pour la première fois, il avait le meurtre au cœur. Il ne manquait pas d’idées de vengeance, soyez-en sûr. Il pensa enflammer les rideaux de dentelles de la maison de Harrison, ou incendier la remise où l’on avait entreposé le whisky, flanquer le feu partout. À quoi bon être une étincelle si on ne peut pas se servir de son talent pour rendre la monnaie de leur pièce à de prétendus amis qui vous jettent en prison ?
Mais il n’alluma pas de feu, car Casse-pattes n’était pas idiot. D’abord, il savait qu’un feu allumé n’importe où dans l’enceinte aurait toutes les chances de se répandre d’un bout à l’autre de la palanque en moins d’une demi-heure. Et, selon toutes probabilités, chacun se précipiterait pour sauver femmes, enfants, poudre, alcool, et oublierait le trafiquant de whisky enfermé dans une réserve. Casse-pattes n’avait pas envie de mourir dans un incendie qu’il aurait lui-même provoqué… tu parles d’une vengeance ! Il serait toujours temps d’allumer un feu le jour où on lui passerait une corde autour du cou, mais il n’allait pas courir le risque de mourir grillé uniquement pour prendre une revanche pareille.
Pourtant, la principale raison qui le retenait, ce n’était pas la peur, c’était le simple sens des affaires. Harrison agissait ainsi dans le but de montrer à Casse-pattes qu’il n’appréciait pas la façon dont il différait les livraisons de whisky pour faire grimper les prix. Harrison lui démontrait qu’il possédait un pouvoir réel ; Casse-pattes n’avait que de l’argent. Très bien, que Harrison joue donc au puissant Casse-pattes savait aussi pas mal de choses. Il savait qu’un de ces jours la région de la Wobbish adresserait une demande au Congrès américain à Philadelphie pour accéder au statut d’État. Après quoi, un certain William Henry Harrison soupirerait de tout son petit cœur après le poste de gouverneur. Et Casse-pattes avait vu suffisamment d’élections, là-bas, en Suskwahenny, Pennsylvanie et Appalachie, pour savoir qu’on n’obtient pas de voix sans piastres d’argent à distribuer. Casse-pattes les aurait, lui, ces piastres d’argent. Et le moment venu, il les distribuerait peut-être, ces piastres d’argent aux électeurs de Harrison ; et puis, à la réflexion, peut-être pas. Non, peut-être pas. Il aiderait peut-être un autre candidat à s’installer dans la résidence du gouverneur, un de ces jours, quand Carthage serait une vraie ville et la Wobbish un véritable État, et alors Harrison se morfondrait le reste de sa vie, il se rappellerait le temps où il disposait du pouvoir de mettre les gens en prison et il grincerait des dents de colère en pensant que des gars comme Casse-pattes le lui avaient retiré.
Voilà quelles distractions occupèrent les heures de Casse-pattes dans sa cellule, pendant deux longs jours et deux longues nuits.
Puis on le tira hors de la réserve pour le traîner devant la cour – pas rasé, sale, hirsute, les vêtements tout bouchonnés. Le général Harrison occupait la place du juge, le jury au complet portait l’uniforme, et l’avocat de la défense était… Andrew Jackson ! À l’évidence, le gouverneur Bill cherchait à mettre Casse-pattes hors de lui et le pousser à l’invective, mais Casse-pattes n’était pas né d’hier. Il savait, quelle que soit l’idée que Harrison avait derrière la tête, qu’il n’y aurait aucun avantage à monter sur ses grands chevaux. Contente-toi de ne pas bouger et prends ton mal en patience.