Puis m’man sortit sur la galerie et p’pa monta du moulin, et alors ce furent des embrassades et des baisers, des rires et des pleurs, des cris et des silences. Ils ne tuèrent pas le veau gras, mais certain jeune cochon ne revit pas le soleil se lever. Cally courut aux fermes des frères et au magasin d’Armure-de-Dieu annoncer la nouvelle, et bientôt toute la famille était réunie pour accueillir Alvin junior, qu’on savait en vie mais qu’on n’espérait plus revoir un jour.
Puis, comme il se faisait tard, vint l’heure où p’pa se cacha les mains dans les poches, où les autres hommes se turent, et ensuite les femmes, jusqu’à ce qu’Alvin hoche la tête et dise : « J’connais l’histoire que vous d’vez raconter. Alors racontez-la tout d’suite, vous tous, et après, moi j’vous dirai comment que j’y ai participé. »
Ce qu’ils firent, puis Alvin prit la relève, et ce furent encore des pleurs, mais de chagrin cette fois, non de joie. Cette vallée de la Wobbish était le seul foyer qu’ils connaîtraient jamais, désormais ; ils n’avaient d’autre choix pour supporter leur existence, tous ceux coupables de crime à la Tippy-Canoe, que de rester entre eux et d’éviter les étrangers. Où pourraient-ils aller vivre en paix, s’il leur fallait dire à tous les passants ce qu’ils avaient commis ?
« On est donc forcés d’rester, Al junior. Mais ni toi ni Cally, tu sais. Et p’t-être que ton apprentissage, ça peut encore se faire, qu’esse t’en penses ?
— On aura l’temps d’y penser plus tard, dit m’man. On aura l’temps pour toutes ces questions plus tard. Il est r’venu, vous m’entendez ? Il est r’venu, lui que j’croyais plus jamais revoir. Grâces soyent rendues au Seigneur Dieu qu’a pas fait d’moi un prophète quand j’ai dit qu’mes yeux verraient plus jamais mon adorable petit Alvin. »
Alvin serra sa m’man contre lui aussi fort qu’elle l’avait serré. Il ne lui dit pas que sa prophétie était vraie. Que cette fois, ce n’était pas son adorable petit Alvin qui rentrait à la maison. Qu’elle le découvre toute seule. Pour l’heure, une année s’était écoulée, durant laquelle il avait vu de grands changements s’opérer, ça suffisait comme ça ; et désormais, même si les conditions étaient différentes, même si elles étaient difficiles à supporter, la vie suivrait un chemin bien tracé, dont le sol ne céderait plus sous le pied.
Ce soir-là, dans son lit, Alvin écouta le chant vert au loin, toujours beau et chaleureux, toujours gai et plein d’espoir malgré une forêt plus clairsemée, malgré un avenir si incertain. Car il n’existe aucune crainte de l’avenir dans le chant de la vie, seulement la joie perpétuelle du moment présent. C’est tout ce que je veux pour l’instant, songeait Alvin. Le moment présent, et ça me suffit.
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