Выбрать главу

Il se repassa en mémoire le peu qu’il connaissait de ce Papinio. Un rouquin, au visage rougeaud, issu d’une vieille lignée de sénateurs. Jeune, cupide, le regard fuyant, facilement susceptible. Apollinaris ne l’avait jamais vraiment porté dans son cœur.

Rufus poursuivit : « Papinio veut rétablir la République. Avec lui comme consul, cela s’entend. Je le soupçonne de se prendre pour la réincarnation de Junius Lucius Brutus. »

Apollinaris afficha un rictus. Il comprenait l’allusion : un personnage mythique d’un passé lointain, l’homme qui avait expulsé le dernier roi tyrannique ayant régné sur la Rome de la première époque. C’était ce Brutus qui aurait fondé la République et établi le système des consuls. Marcus Junius Brutus, l’assassin de Jules César, prétendait être un de ses descendants.

« Un nouveau Brutus parmi nous ? dit Apollinaris. Non, je ne le crois pas. Pas Papinio. » Il parcourut une nouvelle fois les documents. « Après-demain. Bien, cela nous laisse un peu de temps. »

Torquatus en prison, c’était à lui seul de régler la situation. Il fit arrêter Papinio pour l’interroger. L’interrogatoire fut rapide et efficace : le bourreau avait à peine fait jouer ses tenailles que Papinio se lançait dans des aveux complets en citant douze autres conspirateurs. Le procès eut lieu le soir même et les exécutions le lendemain à l’aube. Ce fut la fin de la nouvelle incarnation de Junius Lucius Brutus.

Il y avait là une certaine ironie, songea Apollinaris. Il avait fait mettre Torquatus en prison en espérant mettre un frein aux tueries et voilà qu’il venait à son tour d’ordonner une nouvelle série d’exécutions. Mais il savait qu’il n’avait pas le choix. Si Papinio avait vécu deux jours de plus, son complot aurait mené le système impérial à sa perte.

Ce problème réglé, il s’occupa des agitations dans les bas quartiers. Les émeutiers brisaient des statues et pillaient les boutiques. Les troupes avaient été envoyées sur place et des centaines de plébéiens avaient été tués, et malgré cela la violence augmentait chaque jour.

Les agents d’Apollinaris lui rapportèrent des pamphlets que les agitateurs faisaient passer dans les rues. Comme le défunt Julius Papinio, ces hommes visaient à renverser le gouvernement et à restaurer la République de jadis.

Le retour de la République, songea Apollinaris, n’était finalement peut-être pas une si mauvaise chose. Le système impérial avait certes produit de grands dirigeants, mais il avait aussi vu accéder au trône son lot de Nérons, Saturninus et autres Demetrius. Il lui semblait que Rome avait perduré malgré ses empereurs et non grâce à eux. Un retour au système de l’Antiquité, le sénat choisissant deux hommes hautement qualifiés comme consuls, magistrats suprêmes agissant de concert avec le sénat, affectés pour une brève période et non à vie à un poste qu’ils abandonneraient bien volontiers le temps venu… le système était plus que bien fondé.

Mais il craignait que, dans le cas d’un renversement de la monarchie, Rome passât sans transition de l’état de république à celui de démocratie… ce qui signifiait la loi de la populace, le gouvernement passant dans les mains de celui qui ferait les plus belles promesses aux couches les moins méritantes de la société, achetant le soutien de la foule en privant les citoyens productifs de leurs biens. Ce genre de chose ne pouvait être toléré : une démocratie à Rome plongerait la ville dans un chaos encore plus grand que celui de Demetrius. Il fallait faire quelque chose pour empêcher cela. Apollinaris ordonna à ses hommes d’arrêter les principaux meneurs de l’anarchie du Subure.

Pendant ce temps, Torquatus, confiné dans les donjons impériaux, avait été lui aussi condamné à mort. Le sénat, avec Lactantius Rufus comme président du tribunal, avait été prompt à le juger et à le déclarer coupable. Apollinaris n’avait pu cependant se résoudre à signer son arrêt de mort. Il savait pourtant qu’il aurait à le faire tôt ou tard. Torquatus arrêté ne pouvait plus être remis en liberté, pas si Apollinaris tenait à rester en vie. Mais tout de même, envoyer l’homme au billot…

Apollinaris laissa momentanément le problème de côté et revint à celui du nouveau consul.

Il parcourut la liste des sénateurs mais ne trouva personne à la hauteur. Ils étaient tous d’une manière ou d’une autre corrompus, par l’ambition, la paresse, la stupidité ou une bonne douzaine de défauts et autres péchés. Puis le nom de Laureolus César lui traversa l’esprit.

Il était de sang royal. Intelligent. Jeune. Présentable. Un étudiant en histoire, conscient des erreurs du passé turbulent de Rome. Et c’était un homme à qui l’on ne connaissait pas d’ennemis, s’étant sagement tenu à l’écart de la capitale pendant les années les plus déplorables du règne de Demetrius. Ils seraient efficaces comme collègues, Apollinaris en était convaincu. Apollinaris avait déjà fait allusion à ce poste auprès de Laureolus à Tarraco. Mais ce dernier avait repoussé l’idée à peine celle-ci émise, se disant que l’empereur aurait probablement vu dans le jeune Laureolus un rival potentiel au trône et refusé sa nomination. Ce problème n’était plus d’actualité.

Parfait. Il suffisait de rappeler Laureolus de sa retraite à la campagne, de l’informer que Torquatus avait été démis de ses fonctions, que son devoir de citoyen romain lui imposait d’accepter le poste de consul laissé vacant par Torquatus. Oui. Oui.

Mais avant qu’Apollinaris ne fasse appeler Tiberius Charax pour lui dicter le message, celui-ci fit irruption dans son bureau, le visage pourpre, les yeux exorbités. Apollinaris n’avait jamais vu le petit Grec dans un tel état de fébrilité.

« Monsieur… Monsieur…

— Du calme, mon garçon ! Reprenez votre souffle ! Que se passe-t-il ?

— L’empereur… » Charax arrivait à peine à articuler ses mots. Il avait dû traverser le Forum et monter les huit étages au pas de course. «… Il a réussi à soudoyer les gardes et à s’échapper. Il est… revenu au palais. Il est… sous la protection de l’ancien préfet prétorien, Léo Severinus. » Il marqua une pause pour reprendre son souffle. « Et il vient de nommer un nouveau cabinet de ministres. La plupart sont morts, mais il ne le sait pas encore. »

Apollinaris étouffa un juron. « Qu’a-t-il dit au sujet des consuls ?

— Il a fait envoyer une lettre au sénat ordonnant que Torquatus et vous soyez démis de vos fonctions.

— Eh bien, je me suis au moins chargé de la première partie de cette tâche, hein, Charax ? » Apollinaris renvoya un sourire grinçant à son aide de camp. Les événements prenaient une tournure exaspérante, mais l’heure n’était pas à la colère. Le seul remède était une action prompte et décisive. « Prends la douzaine d’hommes qui étaient avec toi lors de l’arrestation de Torquatus. Et une douzaine d’autres de la même trempe. Je les veux en place devant le bâtiment dans les dix minutes. Je dois rendre une petite visite aux prétoriens. Ah, et envoie un message au prince Laureolus, lui disant que je veux qu’il vienne me rejoindre à Rome dès que possible. Demain, au plus tard. Non, ce soir.

Les quartiers généraux de la garde prétorienne étaient situés, depuis l’époque de Tiberius, dans la partie est de la ville. Aujourd’hui, presque dix-huit siècles plus tard, les prétoriens, l’élite militaire personnelle de l’empereur, occupaient un immense et sinistre immeuble, un imposant bâtiment sombre destiné à faire peur, ce qui était réussi. Apollinaris était conscient des risques qu’il prenait en se présentant lui-même dans cette garnison menaçante. La petite escorte d’hommes armés n’avait qu’une valeur symbolique : si les prétoriens décidaient d’attaquer, ils se retrouveraient vite en infériorité numérique. Mais il n’y avait pas d’autre option dans l’immédiat. Si Demetrius avait réellement repris le contrôle, Apollinaris était déjà un homme mort, à moins qu’il ne mette les prétoriens de son côté.