La chance était cependant avec lui. Le gardien du blason consulaire, représentant douze rameaux de bouleau traversés par des haches, lui ouvrit les portes du bâtiment. Les deux préfets prétoriens étaient sur place, l’homme de l’empereur, Léo Severinus, et celui que Torquatus avait mis à sa place, Atilius Rullianus. C’était une chance que de les trouver tous les deux au même endroit. Il s’attendait à rencontrer Rullianus, mais en ce moment, Severinus était le joueur clé et il aurait dû se trouver au palais.
Ils auraient pu être coulés dans le même moule : même visage rongé par la petite vérole, même peau grasse, même regard dur. Les prétoriens avaient une idée bien précise du profil type de leurs commandants, et c’était une bonne politique que d’être à la hauteur de leurs attentes, ce qui était presque toujours le cas.
Severinus, l’ancien préfet revenu à ses fonctions, avait servi sous les ordres d’Apollinaris lorsqu’il était un jeune officier à l’époque de la campagne sicilienne. Apollinaris comptait sur des restes de fidélité de Severinus à son égard pour l’aider dans sa tâche.
Severinus parut d’ailleurs surpris de se retrouver non seulement en présence de son rival, le commandeur des troupes, mais aussi de son officier supérieur. Il en resta bouche bée. « Que faites-vous ici ? lui demanda aussitôt Apollinaris. Ne devriez-vous pas être auprès de votre empereur ?
— Je… Monsieur… c’est que…
— Nous devions nous concerter, intervint Rullianus. Pour savoir qui de nous deux devait assurer le commandement.
— Vous lui avez donc demandé de venir ici, et il a été assez fou pour le faire ? » Apollinaris s’esclaffa. « Je crois que vous avez passé trop de temps auprès de l’empereur, Severinus. La folie doit être contagieuse.
— Je suis venu ici de ma propre initiative, dit Severinus, avec flegme. La situation… deux personnes sur le même poste, Rullianus et moi…
— Oui, dit Apollinaris. L’un de vous appointé par un empereur qui a perdu la tête et l’autre par un consul qui a perdu son poste… Vous êtes au courant que Torquatus se trouve dans les donjons, n’est-ce pas, Rullianus ?
— Bien sûr, monsieur. » Sa voix n’était qu’un faible murmure.
« Et vous, Severinus. Vous vous êtes tout de même rendu compte que l’empereur était complètement fou ?
— En effet, la situation est grave. Il avait la bave aux lèvres lorsque je l’ai quitté il y a une heure de cela. Mais Sa Majesté m’a ordonné de…
— Il n’y a pas de « mais »qui tienne, lâcha Apollinaris. Les ordres d’un aliéné n’ont aucune valeur. Demetrius n’est plus en état de gouverner. Ses années sur le trône ont mené l’Empire au bord du gouffre et vous êtes les seuls à pouvoir le sauver, à condition d’agir avec diligence et courage. » Ils demeurèrent comme pétrifiés sur place, tellement impressionnés qu’ils semblaient ne plus pouvoir respirer. « J’ai des tâches à vous confier et je veux que vous les meniez à bien dès demain matin. Votre récompense sera la gratitude de l’Empire. Ainsi que celle de votre nouvel empereur et de ses consuls. » Il les fixa tour à tour de son regard implacable. « Me suis-je bien fait comprendre ? Ceux qui installent les empereurs au pouvoir en retirent d’énormes bénéfices. Ce sera là votre heure de gloire. »
Ils avaient compris le message. Aucun doute là-dessus.
Il donna ses instructions et retourna au bâtiment consulaire y attendre la suite des événements.
Apollinaris savait qu’une longue et difficile journée l’attendait. Il se barricada dans son bureau, sa garde personnelle postée devant la porte, et passa les heures suivantes à lire le traité de Lentulus Aufidius sur le règne de Titus Gallius dans les Historiques de Sextus Asinius, tiré de l’impressionnant travail d’Antipater sur la chute de Rome face aux Byzantins, ainsi que des chroniques concernant d’autres périodes agitées. Il s’attarda tout particulièrement sur le récit de Sextus Asinius sur Cassius Chaerea, le colonel des gardes qui avait tué l’empereur fou Caligula, même si cela avait causé sa perte lorsque Claudius avait pris la succession de ce dernier. Cassius Chaerea avait su ce qu’il avait à faire, bien conscient qu’il risquait d’y perdre la vie et il l’avait fait, au prix que l’on connaît. Apollinaris relut le récit d’Asinius sur Chaerea à deux reprises et médita longuement dessus.
La fin de journée apporta des grondements de tonnerre et des éclairs qui semblèrent déchirer le ciel, suivis de pluies torrentielles, les premières pluies que la ville connaissait depuis le début de cet été torride. Apollinaris y vit un présage, un signal des dieux que les miasmes qu’il connaissait en cet instant étaient sur le point d’être balayés.
Rullianus ne fut admis dans son bureau que quelques minutes plus tard, trempé par l’averse soudaine. L’ancien consul Marcus Larcius Torquatus avait été exécuté dans le plus grand secret des donjons, ainsi qu’on l’avait ordonné. Severinus suivit, littéralement sur ses talons, pour l’informer que selon les instructions du comte Apollinaris, l’ancien empereur Demetrius avait été étouffé avec ses propres oreillers, puis que son corps avait été lesté et jeté dans le Tibre, là où en général ce genre de choses se faisait.
« Retournez immédiatement à votre camp et ne dites mot de tout cela à qui que ce soit », ordonna Apollinaris. Ils le saluèrent énergiquement avant de prendre congé.
Il se tourna vers Charax : « Suis-les et fais les arrêter. Voici leurs mandats d’arrêt.
— Très bien, monsieur. Le prince Laureolus vous attend, monsieur.
— Et nous avons encore une bonne heure avant la tombée de la nuit. Il a dû emprunter les ailes de Mercure en personne pour venir ici aussi vite ! »
Mais l’apparence du prince ne laissait pas penser qu’il s’était précipité pour arriver à la capitale. Il semblait plus détendu et calme que jamais, plein d’assurance, aristocrate jusqu’au bout des ongles, son regard bleu et glacial ne trahissant aucune inquiétude concernant le désarroi qui régnait visiblement dans toute la ville.
« J’ai le regret de vous informer, commença Apollinaris d’un ton solennel exagéré, que c’est une bien triste journée pour l’Empire. Sa Majesté Demetrius Augustus vient de mourir.
— C’est une grande perte, en effet », dit Laureolus sur le même ton faussement solennel. Puis – et son esprit vif n’avait en effet besoin que d’une fraction de seconde pour en arriver à la bonne déduction – une expression presque horrifiée passa dans son regard. « Et qui doit lui succéder… ? »
Apollinaris sourit. « Ave, Laureolus César Augustus, empereur de Rome ! »
Laureolus se porta les mains au visage : « Non. Non.
— Vous le devez. Vous êtes le sauveur de l’Empire. »
Ce matin encore – cela semblait être une éternité –, Apollinaris avait pensé lui proposer de devenir le second consul. Mais l’évasion imprévue de Demetrius de sa résidence surveillée avait tout bouleversé. Apollinaris savait qu’il pouvait désormais nommer Charax au poste de consul et Sulpicius Silanus à celui de préfet du Fiscus Publicus ou qui bon lui semblait. Cela n’avait pas d’importance. Le rôle à combler en cet instant était celui d’empereur. Et Laureolus s’en était rapidement rendu compte.
Le sang lui était monté au visage. Ses yeux étaient rouges de fureur et d’émotion.