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« Mais ma retraite tranquille, Apollinaris… mes recherches…

— Vous pouvez parfaitement lire et écrire à votre guise au palais. La bibliothèque impériale est une des plus complètes au monde, je vous l’assure. Vous n’avez pas la possibilité de refuser. Préférez-vous voir Rome sombrer dans l’anarchie ? Vous êtes le seul empereur que je vois.

— Et vous-même ?

— J’ai été formé pour être un militaire. Un administrateur. Pas un empereur. Non… je ne vois personne d’autre que vous, César. Personne.

— Cessez de m’appeler « César » !

— Je le dois. Et vous aussi. Je serai à vos côtés comme consul senior. J’avais, moi aussi, songé à la retraite, vous savez, mais cela aussi devra attendre. C’est ce que Rome exige de nous. Cette ville a connu folies sur folies, d’abord celle de Demetrius, puis celle qu’a entraînée Torquatus. Et des hommes dans le Subure menacent la ville d’une autre forme de folie en ce moment même. Il faut mettre un terme à tout cela et vous et moi sommes les seuls à pouvoir le faire. Je vous le répète : Ave, Laureolus César Augustus ! Nous vous présenterons demain au sénat et après-demain au peuple de la ville.

— Je vous maudis, Apollinaris ! Je vous maudis !

— Quelle honte tout de même ! Est-ce une façon de parler à celui qui vous a placé sur le trône du grand Augustus, César ? »

Lactantius Rufus en personne, en qualité de président du sénat, présenta la motion qui devait attribuer à Laureolus les titres de Princeps, Imperator, Pontifex Maximus, Tribun du Peuple et tous ceux qui accompagnaient celui de Premier Citoyen, Empereur de Rome et, lorsque les sénateurs se levèrent de concert pour crier leur approbation, il s’empressa de déclarer le résultat du vote à l’unanimité. Le comte Valerian Apollinaris fut aussitôt proclamé de nouveau consul et Clarissimus Blossius, doyen du sénat, du haut de ses quatre-vingt-trois ans, fut prestement désigné comme collègue d’Apollinaris en tant que consul.

« Et maintenant, dit Apollinaris le soir même, une fois au palais, nous devons nous consacrer à rétablir la paix dans le royaume. »

C’était là de belles paroles, mais passer de la rhétorique à la pratique demandait de relever un défi beaucoup plus grand que celui auquel s’attendait Apollinaris. Charax avait déployé un réseau d’agents qui parcouraient la ville jour et nuit pour repérer des indices de troubles et de subversion et ils avaient rendu leur rapport indiquant que le poison de la démocratie se propageait dans la capitale. Le peuple, la plèbe, ceux qui n’avaient ni rang, ni propriété, n’avaient absolument pas été impressionnés par les exécutions en série des courtisans impériaux sur la place Marcus.

— Anastasius, ils n’avaient pas plus été touchés en voyant les consuls envoyer les sénateurs au billot par groupes entiers, ni en apprenant les morts simultanées du consul Torquatus et de l’empereur Demetrius. À ce stade, ils étaient prêts à voir arrêter la classe tout entière de ceux qui étaient autorisés à porter la toge des citoyens libres, femmes et enfants compris, et à les exécuter pour diviser leurs propriétés entre les gens du peuple pour le bien de tous.

Apollinaris ordonna la formation d’un Conseil de sécurité interne pour enquêter et contrôler la propagation d’idées aussi subversives dans la capitale. Il en était le président. Charax et Lactantius Rufus, ses seuls autres membres. Lorsque Laureolus protesta pour avoir été exclu du groupe, Apollinaris s’empressa de le nommer à son tour mais s’arrangea pour que les réunions aient systématiquement lieu lorsque l’empereur était occupé ailleurs. Il y avait bien des tâches désagréables à mener rapidement et Apollinaris pensait que Laureolus était un gentilhomme trop honnête et trop civilisé pour approuver les tâches sanglantes qu’il leur restait à accomplir.

Je suis moi aussi un cavalier droit et civilisé, songea Apollinaris, et pourtant, ces dernières semaines, j’ai trempé mes mains dans des rivières de sang pour sauver l’Empire. Et je suis trop impliqué pour faire marche arrière maintenant. Je dois poursuivre jusqu’à ce que j’atteigne l’autre rive.

Le meneur des émeutes du Subure venait d’être identifié : il s’agissait d’un Grec, un certain Timoléon, ancien esclave de son état. Charax apporta à Apollinaris un pamphlet dans lequel Timoléon prêchait l’élimination des patriciens, l’abolition des structures politiques actuelles de l’Empire et la mise en place de ce qu’il appelait un Tribunal du Peuple : une entité gouvernementale d’un millier d’hommes, vingt membres provenant des cinquante quartiers de la capitale, nommés par les résidents après un vote populaire. Le mandat serait de deux ans et ils devaient ensuite se retirer avant de nouvelles élections, en outre, personne ne pouvait faire partie de ce tribunal deux fois au cours de la même décennie. Les anciens sénateurs et autres chevaliers n’étaient pas autorisés à présenter leur candidature.

« Arrêtez ce Timoléon ainsi qu’une douzaine de ses disciples, ordonna Apollinaris. Jugez-les et assurez-vous que justice soit faite rapidement. »

Charax revint peu de temps après en annonçant que Timoléon avait disparu dans les innombrables cavernes des Bas-Fonds, l’ancienne cité souterraine de la capitale, et qu’il se déplaçait constamment, en prenant bien soin de devancer les agents du Conseil de sécurité interne.

« Trouvez-le, dit Apollinaris.

— Nous pourrions passer cinq cents ans à lui courir après là-dedans sans jamais le trouver, dit Charax.

— Trouvez-le », répéta Apollinaris.

Les jours passèrent et Timoléon n’avait toujours pas été capturé.

D’autres révolutionnaires au sein de la plèbe ne furent pas aussi malins, ou aussi chanceux, et les agitateurs furent emmenés par chars entiers. Le rythme des exécutions, qui avait sérieusement ralenti durant la période de deuil national après l’annonce de la mort de l’empereur Demetrius et les cérémonies d’investiture de l’empereur Laureolus, reprit de plus belle. En très peu de temps il y en avait autant qu’à la fin de l’époque de Torquatus, le nombre de victimes quotidiennes en vint même à dépasser celui de ce dernier.

Apollinaris n’avait jamais été du genre à se mentir à lui-même. Il s’était débarrassé de Torquatus pour préserver la paix et voilà qu’il se mettait à suivre la même voie sanglante que son défunt collègue. Mais il ne voyait aucun autre choix. Nécessité faisait loi dans le cas présent. L’État s’était fragilisé. Un siècle d’empereurs demeurés avait affaibli ses fondations et il fallait désormais les reconstruire. Et puisqu’il semblait inévitable de verser du sang dans le mortier, qu’il en soit ainsi. Et il en serait ainsi. C’était son devoir, aussi pénible fut-il. Il avait toujours su apprécier le sens du mot « devoir », dont la signification n’était pas plus difficile à comprendre que celui de « service » : servir l’Empire, l’empereur, les citoyens de Rome, le sens profond de ses obligations en tant que Romain. Mais il avait découvert au cours de ces journées apocalyptiques que la chose était plus complexe qu’il n’y paraissait, qu’elle impliquait une certaine dose de difficulté, de conflit, de douleur et de nécessité.

Quand bien même, il n’avait pas l’intention de s’y soustraire.

Pendant ce temps, l’empereur Laureolus n’apparaissait guère en public. Apollinaris lui avait suggéré qu’il valait mieux, pendant cette période de transition, qu’il donne de lui l’image d’un individu reclus dans son palais, à l’écart de tout ce carnage, pour qu’une fois le calme revenu, on ne puisse avoir l’impression qu’il avait sur les mains le sang de son peuple. Laureolus sembla prêt à suivre ce conseil. Il s’isola, n’assistant à aucune des sessions du sénat, ne participant à aucune manifestation publique, ne faisant aucune déclaration. Plusieurs fois par semaine, Apollinaris lui rendait visite au palais, mais ces visites constituaient les seuls liens qu’il entretenait avec la machine du gouvernement.