Il n’était toutefois pas totalement ignorant des activités mouvementées qui se déroulaient sur la place des exécutions.
« Ces bains de sang me dérangent, Apollinaris », dit l’empereur. C’était le septième jour de son règne. La chaleur intenable de l’été avait cédé la place à la fraîcheur inhabituelle d’un automne froid et humide. « Ce n’est pas une bonne façon de commencer mon règne. Je vais passer pour un monstre impitoyable, comment un tel individu peut-il espérer ainsi se faire aimer de son peuple ? Je ne peux guère être efficace comme empereur si mon peuple me déteste.
— Avec le temps, ils finiront par comprendre que tout cela a été fait pour le bien de notre société. Ils vous remercieront d’avoir sauvé l’Empire de la déchéance et de la ruine.
— Ne pouvons-nous pas en revenir au vieil usage consistant à exiler nos ennemis, Apollinaris ? Ne pouvons-nous pas faire preuve d’une certaine clémence à l’occasion ?
— En ce moment, notre clémence passerait pour une preuve de faiblesse. De plus, les exilés finissent toujours par revenir, plus dangereux que jamais. Toutes ces mises à mort nous garantissent la paix pour les générations futures. »
L’empereur n’était guère convaincu. Il rappela à Apollinaris que les punitions radicales touchaient désormais les couches les plus modestes de la population, ceux dont les vies étaient déjà pénibles quand tout allait bien. Le contrat passé par les empereurs avec le peuple, dit Laureolus, était de garantir la stabilité et la paix en échange d’une obéissance inconditionnelle des règles impériales ; mais si l’empereur laissait ces liens étouffer le peuple, celui-ci finirait par se laisser aller à des rêves de vie meilleure, plus heureuse, dans quelque existence imaginaire au-delà de la mort. Il y avait toujours eu des guides spirituels en Orient, en Syrie, en Égypte ou en Arabie pour instiller de pareilles notions dans les esprits, et il fallait systématiquement couper ce mal à la racine. Un culte qui promettait le salut dans l’autre monde affaiblirait forcément la loyauté du bon peuple envers l’État dans ce monde ci. Mais cette loyauté, il fallait la gagner, encore et toujours, par la bonté des dirigeants. D’où, de temps en temps, un relâchement opportun des contraintes gouvernementales. La campagne actuelle d’élimination des meneurs au sein du peuple, selon Laureolus, était une insulte à la sagesse.
« Prenez ce Timoléon, par exemple, dit l’empereur. Sa capture est-elle vraiment indispensable ? Vous ne semblez pas être sur le point de lui mettre la main dessus, vous allez finir par le faire passer pour un héros.
— Timoléon est le plus grand danger que cet Empire ait connu, César. C’est une véritable arme braquée sur le trône.
— Vous faites parfois un peu trop dans le mélodrame, Apollinaris. Je vous en supplie : laissez-le filer. Montrez au monde que nous sommes capables de tolérer la présence de quelqu’un comme Timoléon parmi nous.
— Je crois que vous ne réalisez pas à quel point il est dangereux…
— Dangereux ? Ce n’est qu’un agitateur déguenillé. Je ne voudrais pas que nous en fassions un martyr. Certes, nous pouvons toujours le capturer et le crucifier, mais le peuple en ferait un héros et ils remueraient ciel et terre en son nom. Laissez-le tranquille. »
Mais Apollinaris n’y voyait qu’un danger potentiel, il fit donc poursuivre les recherches de Timoléon. Celui-ci fut finalement trahi par un associé cupide et arrêté dans une des cavernes les plus reculées et les plus sombres des Bas-Fonds avec des dizaines de ses associés les plus intimes et plusieurs centaines d’autres disciples.
Apollinaris, en qualité de chef du Conseil de sécurité interne, et sans en avertir l’empereur, ordonna un procès immédiat. Il y aurait encore quelques séries ponctuelles d’exécutions, puis il mettrait enfin un terme à cette période sanglante, il en faisait le serment. Une fois Timoléon et ses disciples éliminés, Laureolus pourrait affronter le peuple et lui offrir la branche d’olivier, symbole de clémence : cela marquerait le début de la période de réconciliation et de réparation qui devait immanquablement suivre le type de période qu’ils venaient de vivre.
Pour la première fois depuis son retour des provinces, Apollinaris commençait à croire que sa tâche prenait fin, qu’il avait réussi à guider l’Empire à travers toutes les tempêtes et qu’il pourrait enfin se retirer de ses responsabilités publiques.
Puis Tiberius Charax vint lui annoncer une nouvelle saisissante : l’empereur venait d’accorder l’amnistie à tous les prisonniers politiques en témoignage de sa clémence impériale et Timoléon et tous ses compères allaient être libérés des donjons dans les deux ou trois jours.
« Il a perdu la tête, dit Apollinaris. Demetrius lui-même n’aurait pas fait preuve d’une telle folie. » Il prit de quoi écrire. « Tiens… fais parvenir ces ordres d’exécution à la prison immédiatement, avant que les ordres de relaxe n’arrivent…
— Monsieur… dit Charax d’une voix faible.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Apollinaris sans lever les yeux.
— L’empereur vous a fait appeler. Il requiert votre présence au palais le plus tôt possible.
— D’accord… dès que j’aurai fini de signer ces ordres d’exécution. »
Dès qu’Apollinaris mit le pied dans le bureau privé de l’empereur, il comprit aussitôt que c’était son propre arrêt de mort qu’il avait signé cet après-midi-là et non celui de Timoléon. Car, sur le bureau de Laureolus, se trouvait la pile de documents confiés à Charax moins d’une heure plus tôt. Quelque subordonné de Laureolus les avait certainement subtilisés.
Une lueur glaciale passa dans les yeux bleus de l’empereur.
« Étiez-vous au courant que nous avions accordé notre clémence à ces hommes, consul ? lui demanda Laureolus.
— À quoi bon mentir ? Non, César, il est trop tard pour que je me mette à mentir. Je le savais. J’ai pensé que c’était une erreur et j’ai décidé de passer outre.
— Vous avez décidé de passer outre les ordres de votre empereur ? C’est très audacieux de votre part, consul !
— Oui. Effectivement. Écoutez-moi, Laureolus…
— César.
— César. Timoléon souhaite ni plus ni moins que la fin de l’Empire, celle du sénat et de tout ce qui constitue notre façon de vie. Il doit mourir.
— Je vous l’ai déjà dit : le premier empereur venu est capable de faire tuer ses ennemis. Il lui suffit de claquer les doigts. Un empereur capable de se montrer clément sera aimé de son peuple et celui-ci lui obéira.
— Je ne veux pas être responsable de ce qui se passera si vous laissez la vie à Timoléon, César.
— Mais personne ne vous demandera de prendre cette responsabilité, dit Laureolus, sur le même ton.
— Je crois comprendre où vous voulez en venir, César.
— Je pense que oui, en effet.
— Je crains quand même pour votre santé, César, si vous relâchez cet homme. Je crains pour Rome. » Il perdit de sa contenance l’espace d’un instant. « Oh, Laureolus, Laureolus, comme je regrette de vous avoir choisi comme empereur ! Quelle erreur j’ai commise ! Ne voyez-vous donc pas que Timoléon doit mourir et ce pour le bien de nous tous ? J’exige qu’il soit exécuté !
— Vous avez une bien curieuse façon de vous adresser à votre empereur, dit Laureolus, d’une voix douce qui ne trahissait aucune colère. Comme si vous n’arriviez pas à vous convaincre que je suis bien empereur. Eh bien, Apollinaris, nous sommes en effet votre souverain et nous vous refusons ce que vous « exigez ». De plus : votre démission du poste de consul est acceptée. Vous avez outrepassé votre autorité consulaire et vous n’avez plus votre place au sein de notre gouvernement alors que nous commençons à panser nos blessures. Nous vous proposons l’exil dans un lieu de votre choix, du moment qu’il se trouve loin d’ici : l’Égypte, peut-être, ou encore l’île de Chypre, ou Pontus…