— C’est un délice. Mais le temps l’a rendu un peu aigre. Tu veux bien me passer le miel, Torquatus ? »
« Voilà la liste provisoire », dit Charax.
Apollinaris prit la feuille que lui tendait son aide de camp et parcourut rapidement les noms de la liste. « Statius… Claudius Néron… Judas Antonius Soranus… qui sont ces gens, Charax ?
— Lucius Status est le secrétaire particulier de l’empereur. Soranus, un Hébreu qui, dit-on, importe des animaux exotiques d’Afrique pour sa collection. Je n’ai pas d’informations sur Claudius Néron, mais c’est certainement un artisan appointé à la cour.
— Ah. » Apollinaris reprit la lecture de la liste. « Hilarion et Polybus, oui. Ses serviteurs. Je me souviens de ces deux-là. Deux sales types sournois. Glitius Agricola. Gaius Callistus. Marco Cornuto… qu’est-ce que c’est que ce nom « Marco Cornuto » ?
— C’est un nom romain, monsieur. Je veux dire, c’est du romain, et non du latin. »
Cela le laissa perplexe. « Latin… romain… quelle différence ?
— Les classes inférieures parlent une sorte de nouvelle langue qu’ils appellent le « romain », c’est un dialecte, le dialecte du peuple, c’est comme cela qu’on l’appelle. C’est un dérivé du latin, un peu comme les langues des provinces. C’est une forme simplifiée, plus approximative. D’après ce que j’ai entendu dire, ils se sont mis à traduire leurs propres noms dans cette langue. Ce Marco Cornuto doit certainement être un des cochers du roi, ou un palefrenier, quelque chose dans le genre. »
Apollinaris afficha un rictus. Il n’appréciait pas du tout cette nouvelle tendance qui s’était développée dans les provinces consistant à parler des dialectes locaux, versions rustres et vulgaires du latin, mélangés à un vocabulaire primitif régional : il y en avait un en Gaule, un autre en Hispanie, un autre en Britannie et un autre encore, très différent des premiers, dans les provinces teutonnes. Il avait supprimé ces langues, ces dialectes, chaque fois qu’il en avait eu l’occasion. Ainsi, la tendance s’était propagée ici même ? « Quel intérêt peut-il y avoir à parler un nouveau dialecte ici, à Rome ? Dans les provinces, les dialectes sont un moyen d’affirmer une forme indépendance vis-à-vis de l’Empire. Mais Rome ne peut tout de même pas se séparer d’elle-même ? »
Charax se contenta de sourire en haussant les épaules.
Apollinaris se souvenait de ce que Torquatus lui avait dit au sujet de la fébrilité qui régnait dans les bas quartiers, de la probabilité d’un soulèvement parmi la plèbe. Est-ce qu’une nouvelle forme bâtarde de latin allait voir le jour parmi les pauvres, une langue qui leur était propre, les différenciant des aristocrates qu’ils haïssaient tant ? Cela méritait que l’on s’y intéressât. Il connaissait d’après son expérience dans les provinces le pouvoir du langage lorsqu’il s’agissait de fomenter des révoltes politiques.
Il jeta de nouveau un œil sur la liste de ceux que Torquatus avait arrêtés.
« Marius… Licentius… Licinius… Cassius Bassius… » Il leva les yeux. « Que signifient ces petites marques rouges à côté de certains noms ?
— Ce sont ceux qui ont déjà été exécutés, dit Charax.
— Tu as bien dit « exécutés » ? demanda Apollinaris, sous le choc.
— Mis à mort, oui. Vous semblez surpris. Je croyais que vous étiez au courant.
— Non. On ne m’a jamais parlé d’exécutions.
— À l’autre bout du Forum, sur la petite place devant l’arc de Marcus Anastasius : il a fait installer une estrade, il y a des exécutions tous les après-midi depuis une semaine, quatre ou cinq par jour.
— Il ?
— Larcius Torquatus, monsieur », dit Charax, comme s’il s’adressait à un enfant.
Apollinaris acquiesça de la tête. Cela faisait dix jours qu’il était à Rome et ses journées avaient été bien remplies. Torquatus ne lui avait pas laissé l’occasion de lui parler de son intention d’abandonner son poste de consul et de retourner à la vie civile. Et après avoir appris ce que Torquatus avait fait – mettre l’empereur en résidence surveillée, jeter les compagnons de jeu de Sa Majesté en prison, établir de nouveaux décrets stricts destinés à débarrasser le gouvernement de toute sa corruption –, Apollinaris avait vite compris que toute idée de retraite était désormais impossible. Le programme de Torquatus, bien que louable dans ses intentions, était tellement radical qu’il était impossible à mettre en place à lui tout seul. Cela aurait fait de lui le dictateur de Rome et Apollinaris savait, d’après ce qu’il avait lu dans les livres d’histoire, que Rome pouvait uniquement tolérer un dictateur qui, à l’instar d’Augustus César, était capable de masquer son despotisme sous une façade de légitimité constitutionnelle. Un simple consul autoproclamé, régnant seul après avoir renversé l’empereur, ne pouvait se maintenir au pouvoir à moins d’assumer les pouvoirs impériaux lui-même. Or, Apollinaris ne souhaitait pas voir Torquatus jouer ce rôle-là. À l’heure actuelle, il était vital de maintenir le système consulaire. Et il fallait à Torquatus un collègue consulaire légitime s’il voulait voir aboutir ses projets de réformes.
Ainsi Apollinaris avait mis de côté toute idée de retraite et avait passé ses premières journées dans la capitale à réaffirmer sa présence en installant son bureau dans le bâtiment consulaire. Il avait renoué ses contacts avec les personnages importants du sénat et, d’une manière générale, avait repris son rôle au sein du pouvoir. Il rencontrait quotidiennement son collègue Torquatus qui lui assurait que la purge de l’État de ses oisifs et ses parasites se déroulait pour le mieux, mais jusqu’à présent, Apollinaris n’avait pas insisté pour en connaître les détails. Il comprenait maintenant que c’était là une erreur. Il applaudissait bien évidemment la politique de Torquatus qui cherchait à mettre un terme à l’essorage du Trésor public amorcé par la horde de vautours gravitant autour de l’empereur. Mais il ne lui était jamais venu à l’esprit que son collègue les faisait exécuter. Et aucun de ses déplacements dans la ville depuis qu’il était rentré ne l’avait jamais emmené sur la petite place de Marcus Anastasius, là où les têtes tombaient dans la poussière sur ordre de M. Larcius Torquatus.
« Je devrais peut-être en toucher un mot à Torquatus », dit Apollinaris, avant de se lever et de ranger la liste des hommes arrêtés dans une manche de sa tunique.
Le bureau de Torquatus se trouvait à l’étage au-dessus de celui d’Apollinaris, dans le bâtiment consulaire. Jadis, les deux consuls se partageaient le neuvième étage : du moins il en avait été ainsi au cours des trois premiers mandats d’Apollinaris en tant que consul. La première fois, comme consul junior, il avait occupé le bureau se trouvant dans l’aile est du bâtiment, avec vue sur le Forum de Trajan. Pendant ses deuxième et troisième mandats, en tant que consul senior, il s’était installé dans les salles plus imposantes de l’aile ouest, au dernier étage. Mais pendant la longue absence d’Apollinaris dans les provinces, Torquatus avait élargi son domaine consulaire jusque dans la partie qui avait jadis été la sienne et avait installé un bureau annexe pour son collègue au huitième étage.
« Les tâches du consul ont pris de l’ampleur depuis que nous avons redéfini ce poste, avait expliqué Torquatus, légèrement penaud, lorsque Apollinaris était venu réclamer son bureau à son retour. Tu étais parti te battre en Sicile, il y avait de grandes chances que tu ne reviennes pas avant deux ou trois ans et j’avais besoin de plus d’espace pour le personnel qu’il m’a fallu engager, etc. »