Les nouvelles dispositions lui restaient plutôt en travers de la gorge, mais Apollinaris sentait que ce n’était pas le moment de se disputer avec son collègue pour une question d’espace de travail. Il serait toujours temps de parler d’ancienneté et de statut lorsque la situation dans la capitale se serait stabilisée.
Torquatus était occupé à signer des papiers lorsque Apollinaris se présenta. Il parut, l’espace d’un instant, ne pas avoir remarqué la présence de son collègue. Puis il leva les yeux et le gratifia d’un sourire contrit. « Toute cette paperasserie…
— Serais-tu en train de signer d’autres ordres d’exécution ? »
Apollinaris aurait voulu parler d’un ton neutre, plat. Mais le froncement de sourcils de Torquatus lui fit comprendre qu’il n’y était pas réellement parvenu.
« Pour tout dire, oui, Apollinaris. Cela te pose-t-il un problème ?
— Un peu, en effet. Je n’ai pas cru comprendre que tu avais l’intention de faire exécuter les gens de Demetrius.
— Je croyais pourtant que nous en avions discuté.
— Pas explicitement. Tu as parlé de te « débarrasser »d’eux, je crois. Je ne me souviens pas de t’avoir entendu expliquer ce que tu entendais par là. » Le regard défensif de Torquatus se fit glacial. Apollinaris lui tendit la liste de prisonniers que Charax lui avait donnée. « Penses-tu, Torquatus, qu’il soit vraiment avisé d’infliger une punition aussi sévère à des personnages aussi insignifiants ? Le barbier de l’empereur ? Le pitre de l’empereur ?
— Tu as quitté la capitale depuis de longues années, ces hommes ne sont pas aussi innocents que tu le penses. Je n’envoie jamais à la légère quelqu’un à la mort.
— Tout de même, Torquatus… »
Torquatus l’interrompit d’une voix douce. « Considère plutôt nos options, veux-tu ? On les congédie et on les laisse libres ? Ils resteront dans les parages, semant la discorde, complotant pour retrouver leurs postes au palais. Nous nous contentons de les mettre en prison ? Nous serions sans doute obligés de les entretenir aux frais du contribuable pour le restant de leur vie. Les exiler ? Ils emporteraient avec eux leurs trésors acquis malhonnêtement, alors que nous pourrions les récupérer pour renflouer la trésorerie. Non, Apollinaris, nous débarrasser d’eux une bonne fois pour toutes est la seule solution. Si nous leur laissions la vie sauve, tôt ou tard, ils réussiraient à rejoindre Sa Majesté et finiraient par la convaincre de nous renverser.
— Nous les tuons donc pour réduire les risques que nous encourons ?
— Les risques que court l’Empire. Tu crois vraiment que j’accorde autant de valeur à ma propre vie ? Mais si nous tombons, l’Empire tombe avec nous. Ces hommes sont les ennemis de l’État. Toi et moi, nous sommes les seuls remparts entre eux et le règne du chaos. Ils doivent disparaître. Je croyais que nous étions d’accord sur ce point. »
Apollinaris savait que c’était faux. Mais il cernait la pertinence du raisonnement. L’Empire se trouvait, et ce n’était pas la première fois, au bord de l’anarchie. Les remous dans les provinces étaient autant de signes avant-coureurs. Augustus avait créé l’Empire par la force militaire, et c’était l’armée qui avait permis aux empereurs de garder leur trône au fil des siècles. Mais, au bout du compte, les empereurs régnaient avec le consentement des gouvernés. Aucune armée ne pouvait forcer le peuple à accepter indéfiniment l’autorité d’un empereur malfaisant ou dément : cela s’était révélé vrai à maintes reprises, depuis l’époque de Caligula et de Néron et tout au long de l’histoire. Demetrius était de toute évidence fou ; la plupart des fonctionnaires du gouvernement étaient visiblement corrompus ; si Torquatus ne se trompait pas en parlant des rumeurs de révolution au sein de la plèbe, et il y avait de grandes chances qu’il ne se trompât pas, une purge radicale de la corruption et de la folie ambiantes était le seul moyen d’éviter le désastre. Laisser les serviteurs de Demetrius en vie, les laisser se regrouper et recontacter l’empereur était courir droit à la catastrophe.
« D’accord, dit Apollinaris. Mais jusqu’où envisages-tu de poursuivre la chose ?
— Jusqu’où la situation l’exigera », dit Torquatus.
Le mois de Julius fit place au mois d’Augustus et le pire été qu’ait connu Rome depuis longtemps s’éternisa, avec une chaleur accablante, une humidité étouffante, de lourds nuages menaçants qui masquaient le soleil, des éclairs au-dessus des collines mais pas de pluie, les tensions augmentant partout les humeurs de plus en plus susceptibles tandis que défilait la procession de chars portant les dernières fournées de condamnés vers le billot du bourreau. De grandes foules s’amassaient tous les jours, les gens du peuple comme les patriciens, les regards braqués sur l’exécuteur et ses victimes avec la fascination que l’on peut éprouver devant un serpent prêt à attaquer. Le spectacle d’horreur était terrifiant mais personne ne parvenait à s’en détacher. L’odeur du sang planait dans Rome. Chaque jour voyait la ville devenir plus propre et plus craintive, paralysée par la peur et la suspicion.
« Cela fait cinq semaines déjà, dit Lactantius Rufus, le magistrat présidant le sénat, et les exécutions viennent jusqu’à notre Chambre.
— Pactumeius Pollio, jugé et déclaré coupable », dit Julius Papinio. Il était le plus proche de Rufus au sein du petit groupe qui s’était réuni sur le portique du sénat en cette matinée brûlante et humide.
« Même chose pour Marcus Florianus, dit le dodu Terentius Figulus.
— Et Macrinus, dit Flavius Lollianus.
— Sans oublier Fulpianus.
— C’est tout, je crois. Quatre en tout.
— Oui, quatre sénateurs, dit Lactantius Rufus. Pour l’instant. Mais qui sera le prochain, je vous le demande ? Toi ? Moi ? Où cela s’arrêtera-t-il ? La mort règne à Rome de nos jours. Toute notre Chambre est en danger, mes amis. »
L’homme était une véritable faucille, d’une taille démesurée, les épaules basses, le dos voûté, un visage taillé à la serpe. Pendant plus de trente ans, il avait été un membre éminent du sénat : confident de feu l’empereur Lodovicus et conseiller proche de l’actuel empereur Demetrius, il avait déjà occupé trois mandats de consul. « Nous devons trouver un moyen de nous protéger.
— Que proposes-tu ? demanda Papinio. Devons-nous demander à l’empereur de démettre les consuls de leurs fonctions ? »
Il avait parlé sans conviction. Papinio savait aussi bien que les autres que l’idée était ridicule. « Je me permets de te rappeler que l’empereur est lui-même prisonnier, dit tout de même Lactantius.
— En effet, concéda Papinio. Tous les pouvoirs sont entre les mains des consuls désormais.
— Tout à fait, dit Rufus. C’est pourquoi nous devons dresser une barrière entre eux. Nous devrions envoyer une délégation de quatre ou cinq d’entre nous pour parler à Apollinaris. C’est un homme raisonnable. Il doit bien se rendre compte du mal que fait Torquatus et du risque de voir ces purges, si elles devaient se poursuivre, déraper et se propager dans tout Rome comme un feu de paille. Nous lui demanderons de démettre Torquatus de ses fonctions et de nommer un nouveau collègue.
— De démettre Torquatus de ses fonctions… ? dit Terentius Figulus, ébahi. Dit comme cela, la chose paraît facile ! Mais peut-il seulement le faire ?
— Apollinaris vient de reconquérir quatre ou cinq provinces sans rencontrer de grandes difficultés. Pourquoi serait-il plus difficile pour lui de renverser un seul homme ?
— Et s’il ne voulait pas le faire ? demanda Papinio. S’il approuvait les agissements de Torquatus ?