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— Il nous faudra alors les remplacer tous les deux, répondit Rufus. Mais ce doit être là notre dernier recours. Qui d’entre vous veut venir avec moi voir Apollinaris ?

— Moi », dit Papinio. Mais personne d’autre ne se porta volontaire.

Rufus se tourna vers les autres. « Eh bien ? dit-il. Figulus ? Lollianus ? Et toi, Priscus ? Slavius Julianus ? »

Finalement Rufus ne réussit à convaincre que deux de ses compagnons pour sa mission, l’éternel ambitieux Julius Papinio et un autre sénateur du nom de Gaius Lucius Frontinus, un homme plus jeune dont la famille possédait de vastes propriétés vinicoles dans le sud de l’Italie. Bien qu’une grande fébrilité régnât dans les bureaux consulaires en cette période – les journées des consuls étant entièrement consacrées à leur mission purificatrice, aux émissions de mandats d’arrêt, à la participation aux procès, et aux autorisations d’exécutions, sentence qui touchait presque tous ceux qui passaient en jugement –, ils n’eurent curieusement guère de difficulté à obtenir une audience auprès du consul Valerian Apollinaris. Quant à obtenir son soutien, c’était une tout autre affaire.

« Ce que vous me demandez relève de la trahison, comme vous devez sûrement le savoir », dit Apollinaris d’un ton calme. Il était resté assis derrière son bureau ; les autres lui faisaient face. « En suggérant à un consul appointé constitutionnellement de démettre de ses fonctions son collègue, vous l’invitez à participer à la conspiration que vous semblez avoir préparée en vue de renverser le gouvernement légitime de l’Empire. Ce qui en soi est un délit majeur. Je pourrais vous faire jeter en prison sur-le-champ, avec comme perspective la hache du bourreau avant la fin de la semaine. N’est-ce pas, Rufus ? Papinio ? Frontinus ? »

Il était impossible de savoir s’il proférait de véritables menaces ou s’il plaisantait. Lactantius Rufus répondit fermement au regard froid et calculateur du consul. « Vous suivriez probablement le même chemin d’ici une semaine ou deux, comte Apollinaris. Car si quelqu’un est à même de comprendre à quel point Torquatus représente un danger pour nous tous, voire pour lui-même, c’est bien vous.

— Dangereux pour vous, oui. Mais pour moi ? J’ai soutenu Torquatus dans toutes ses actions, non ? Pourquoi mon estimé collègue se retournerait-il contre moi ?

— Parce que au train où vont les choses, dit Rufus, l’élimination de l’empereur Demetrius deviendra tôt ou tard une nécessité et il y a des chances que ce soit plus tôt que prévu. Et l’empereur n’a pas de fils. L’héritier du trône est son frère Marius, enfant gâté et incapable qui passe son temps assis dans son palais à Capri à ricaner. Il est totalement inapte à régner. Vous et Torquatus êtes les seuls à pouvoir succéder à Demetrius. Mais vous ne pouvez pas être tous les deux empereur. Vous suivez mon raisonnement, Apollinaris ?

— Bien sûr. Mais je n’ai aucune intention de tuer l’empereur et je doute que ce soit dans les projets de Torquatus, sans quoi il l’aurait déjà fait. »

Rufus lâcha un soupir. « À moins qu’il n’attende peut-être le bon moment. Mais quand bien même : vous ne vous sentez peut-être pas en danger, mon cher Apollinaris, mais nous, oui. Quatre membres du sénat sont déjà morts. D’autres ont sans doute leur nom sur cette liste. Le pouvoir est monté à la tête de Torquatus, il massacre les gens à tour de bras, par grappes entières. Certains méritaient peut-être leur sort. Mais, dans certains cas, Torquatus n’a fait que régler quelques vieux comptes. Oser prétendre que le sénateur Pactumeius Pollio était un ennemi de l’État… ou encore Marcus Florianus…

— Si j’ai bien compris, pour sauver votre peau, vous voudriez que je lève la main sur mon collègue, violant ainsi mon serment. Et si je refusais ?

— Le sénat, puisque l’empereur est malade, a le pouvoir de vous démettre de vos fonctions de consul ainsi que Torquatus.

— Vous le pensez vraiment ? Et si vous y parveniez, qui avez-vous en tête pour nous remplacer ? Vous, Rufus ? Le jeune Frontinus ici présent ? Le peuple vous accepterait-il comme dirigeants ? Vous savez pertinemment que Torquatus et moi-même sommes les seuls dans cet Empire décadent capables d’empêcher son effondrement total. » Apollinaris secoua la tête en souriant. « Non, Rufus. Vous bluffez. Vous n’avez aucun candidat pour nous remplacer.

— J’en conviens, dit Rufus sans hésiter. C’est certainement le cas. Mais si vous refusez, vous ne nous laissez d’autre choix que d’essayer de faire tomber Torquatus nous-mêmes et nous risquons fort d’échouer, ce qui entraînera de grands remous et un désordre indescriptible lorsqu’il cherchera à se venger. Vous êtes le seul à pouvoir sauver Rome de quelqu’un comme lui. Vous devez le déposer et prendre les rênes, mettre un terme à ce règne de terreur avant qu’une rivière charriant le sang des sénateurs n’inonde les rues de la ville.

— Vous voudriez donc que je devienne empereur ? »

Cette fois-ci, Rufus, pris de court, hésita avant de répondre.

« C’est ce que vous souhaitez ?

— Non. Jamais de la vie. Mais si je prends le pouvoir, j’assumerai en quelque sorte la fonction d’empereur. Et peu de temps après, comme vous semblez l’avoir prévu, je finirai par devenir empereur, pour de bon. Mais le trône ne m’intéresse pas. Je souhaite tout au plus rester consul.

— Alors, restez consul. Débarrassez-vous de Torquatus et nommez à sa place un collègue qui partage votre point de vue, quelqu’un avec qui vous vous entendez bien. Mais vous devez l’arrêter avant qu’il nous dévore tous. Vous compris, Apollinaris, croyez-moi. »

Après le départ des trois sénateurs, Apollinaris resta songeur devant son bureau, se repassant mentalement la conversation. Il ne pouvait nier qu’il y avait du vrai dans ce qu’avait dit Rufus.

Il était certes cupide et manipulateur, comme pouvait l’être tout individu possédant une telle fortune et occupant un poste aussi proche du pouvoir central impérial. Mais il n’était pas malfaisant comme peuvent l’être les puissants et ce n’était certainement pas un imbécile. Il voyait clairement, comme Apollinaris d’ailleurs, qu’il y avait peu de chances que la purification forcenée de l’Empire initiée par Torquatus prît fin un jour ; que non seulement des membres éminents du sénat comme Lactantius Rufus étaient menacés, mais que les choses ne feraient qu’empirer jusqu’à compter un jour parmi les victimes le comte Valerian Apollinaris lui-même.

C’était inévitable. Apollinaris, bien qu’ayant approuvé dès le départ la nécessité de mettre un terme aux excès de l’empereur Demetrius et de purger la cour de tous ses parasites, avait vu le zèle de Torquatus augmenter de jour en jour. Et il était loin de se sentir à l’aise avec les méthodes extrêmes employées par ce dernier – les arrestations nocturnes, les jugements secrets, les verdicts dans l’heure, les exécutions le lendemain.

Maintenant que Torquatus avait réussi à établir la peine de mort comme sentence appropriée pour tous ceux qui sapaient la fibre morale de l’Empire, la liste des victimes potentielles s’allongeait elle aussi à l’infini. La clique détestable des parasites qui gravitaient autour de Demetrius, dont certains étaient d’authentiques vicieux et d’autres de simples bouffons, avait disparu. Ainsi que des douzaines de bureaucrates et quatre de leurs complices au sénat. Et, en effet, comme Rufus l’avait deviné, d’autres inculpations étaient en attente. Torquatus se concentrait désormais sur les agitations du Subure, où les larcins et les vandalismes habituels avaient cédé la place à des émeutes et des manifestations anarchiques contre le gouvernement. Bientôt, Torquatus se mettrait aussi à exécuter les gens du peuple. Si on le laissait faire, il purgerait Rome de fond en comble.