— Et vous ?
— Quand les invités seront partis…
Il était tard en effet et la nuit close lorsque les sabots d’Ali, le cheval favori de Guillaume Tremaine, firent voler le sable dans l’allée des Treize Vents. Derrière la vitre de sa fenêtre, Agnès le regarda partir à la fois soulagée et inquiète. L’explication orageuse qu’elle redoutait n’aurait pas lieu. Bien plus : Guillaume semblait avoir totalement oublié ses griefs envers elle. Il fut même aimable en lui disant au revoir et son baiser plus chaleureux que d’habitude. Aussi la jeune femme ne put-elle s’empêcher de trouver bizarre que l’annonce d’un drame l’eût remis soudain de si belle humeur…
II
UN JARDIN SUR L’OLONDE...
Il sentit les lilas avant même d’en apercevoir le foisonnement mauve dans la grisaille du jour en sa petite pointe. C’était la première fois qu’il pouvait les voir en fleur, Marie-Douce ne venant jamais si tôt en saison et il s’émerveilla de leur abondance. Sans trop savoir pourquoi, leur paisible épanouissement le rassura et aussi l’effilochement de fumée au-dessus des cheminées : la longue maison si tranquillement enveloppée de fleurs pouvait-elle vraiment abriter un drame ? Tout au long de sa chevauchée nocturne son cœur s’était contracté et dilaté en alternance suivant qu’il imaginait sa bien-aimée blessée, malade, douloureuse ou qu’il pensait seulement à l’instant où il allait la prendre dans ses bras.
L’aube était si calme que l’on pouvait entendre le murmure de la rivière toute proche – elle coulait le long du jardin – filant à travers les roseaux. C’était une petite rivière, un minuscule fleuve plutôt qui, à un quart de lieue de là, s’offrait le luxe d’un large estuaire où remontait la mer.
Quand il mit pied à terre, Guillaume constata avec ennui que la grille, enchâssée entre deux modestes piliers de grès clair, n’était pas fermée : simplement poussée. Quelqu’un était-il déjà venu en dépit de l’heure plus que matinale ou bien Marie-Douce, au mépris de toute prudence, avait-elle passé la nuit avec pour seule protection la vieille mère de Gilles Perrier ?
Sans s’interroger davantage, le cavalier prit sa monture par la bride et s’enfonça sous les quatre vieux chênes habillés de lichen qui s’essayaient à former une avenue assez large pour qu’une voiture y pût passer. Au-delà s’ouvrait un espace sablé sur lequel s’allongeait le logis avec ses vieilles pierres et ses plantes grimpantes ; pour le plaisir des yeux, deux gros massifs cernés de giroflées et de petit buis enfermaient un jaillissement d’iris dont les nuances allaient de l’azur le plus tendre à un violet presque noir. Cependant, Guillaume ne voyait que les petites fenêtres éclairées de part et d’autre de la belle porte en chêne ciré protégée par les retombées d’une antique glycine aux branches tordues.
Sous sa main, le panneau de bois céda aussi facilement que la grille et il se trouva dans la salle qu’il connaissait si bien et qu’il aimait en dépit du fait que rien n’y rappelait une présence féminine. En effet, pendant plusieurs décennies, les Hauvenières avaient abrité un homme aux goûts simples mais sûrs, un de ces célibataires par vocation comme en produisent parfois un trop grand amour des femmes et une invincible méfiance pour le mariage. Le « cousin Théophile » avait rassemblé là ce qui lui plaisait, cherchant aussi bien le confort que l’agrément de l’œil et le bonheur simple d’être entouré de souvenirs et d’objets aimés. Séduite par le décor autant que par les murs, le toit et le jardin, Marie-Douce s’était refusée à changer quoi que ce soit.
Le regard de Guillaume caressa les brillants meubles anciens en bois fruitier où la cire posait sa glaçure et sa bonne odeur, glissa sur la petite bibliothèque bourrée de livres aux reliures passées et sur la table à écrire placée tout près, effleura l’image du chevalier de Malte, encore superbe dans son cadre de bois dédoré par l’usure du temps et aussi les armes de toutes sortes, briquées comme neuves qui sur le mur crépi à la chaux l’entouraient d’une sorte de cour barbare, s’arrêta enfin sur la femme sommeillant dans un fauteuil au coin de la grosse cheminée de granit où flambait un beau feu destiné à combattre la fraîcheur du matin.
Ce n’était pas Marie-Douce. Les brides du bonnet blanc, rond et empesé, formaient un large nœud sous le double menton d’une figure que les rides n’empêchaient pas de montrer une roseur de bonne santé. Les lunettes avaient glissé sur le nez jusqu’à la petite boule qui le retroussait. Guillaume posa une main sur l’épaule recouverte d’un fichu de laine noire :
— Madame Perrier !
La dormeuse sursauta mais les yeux qu’elle leva sur l’arrivant étaient clairs :
— Ah, monsieur Guillaume ! Je vous demande excuses mais j’ai veillé presque toute la nuit pour que notre jeune dame consente à aller au lit. Si vous aviez vu dans quel état elle nous est arrivée hier ! Elle ne tenait plus debout…
— Je suis là, vous pourrez vous reposer. Gilles rentrera dans la journée. Mais que s’est-il passé au juste ? La lettre m’annonce quelque chose de grave.
— Ça l’est sans doute à son point de vue mais ce n’est pas à moi de vous dire. En attendant je vais vous préparer quelque chose pour vous remettre. Vous devez avoir faim.
Elle se leva en frottant ses reins endoloris par une fausse position et se dirigea vers la cuisine qui faisait suite à la salle et ouvrait, de l’autre côté, sur la partie de la maison occupée par elle et son fils. Au même moment une forme blanche apparut en haut de l’escalier droit, en chêne foncé, qui semblait prolonger les grosses poutres noircies par les fumées de la cheminée et des chandelles.
— Guillaume !… Enfin c’est toi !… Merci à Dieu !
Déjà il grimpait vers l’apparition, l’enlevait... l’emportait jusqu’au fauteuil abandonné par Marie-Jeanne Perrier en faisant pleuvoir une averse de baisers sur le visage, le cou et les boucles de soie pâle où ses mains se noyaient avec une joie aiguë.
— Marie !… Mon amour… ma douceur !
Elle pleurait, à présent, de bonheur et de soulagement comme si, après une dure tempête, elle venait enfin d’atteindre le port. Guillaume alors la berça sans poser de questions : à tenir Marie-Douce dans ses bras, il avait senti quelque chose d’anormal. Ou de trop normal : le corps qu’il étreignait n’était plus mince ni souple mais dur, arrondi, déformé de toute évidence par une grossesse déjà avancée.
S’agenouillant devant la jeune femme, il écarta doucement les cheveux qui retombaient et les mains qu’elle appliquait sur son visage :
— Marie… tu es enceinte ?
— Oui… de sept mois. Notre dernière nuit sans doute : nous nous sommes tellement aimés…
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Tu aurais pu m’écrire, me faire venir. Au moins alerter Joseph puisqu’il est notre boîte aux lettres !
Elle eut un petit rire presque gai.
— Te faire venir ? Toi, en Angleterre, alors que tu as juré de ne jamais y mettre les pieds ?
— Il n’y a pas de serment qui compte dès qu’il s’agit de toi. J’irais voir le Diable s’il le fallait mais n’as-tu pas commis une grande imprudence en venant ici ? Quand es-tu arrivée ?
— À Cherbourg avant-hier. La mer était détestable et notre ami Ingoult absent.
— Il est chez moi. Ton voyage a dû être horrible : nous avons eu de forts coups de vent en fin de semaine et toi tu t’es jetée au milieu de cette furie ? Dans ton état c’est vraiment de la folie !
— Ne me gronde pas ! Il fallait que je vienne. Oh, Guillaume, comment t’expliquer ce que j’éprouve alors que la nouvelle ne te cause certainement aucune joie ? Cet enfant, je veux le garder. Il est toi et moi réunis. L’idée qu’on pourrait me l’enlever me fait horreur…