La douce voix s’enrouait tandis que de nouvelles larmes coulaient des grands yeux couleur de turquoise marqués de cernes douloureux. Navré, Guillaume prit entre ses mains le joli visage de son amie pour en baiser doucement les paupières, le nez, la bouche tremblante.
— Ne pleure plus ! Personne ne veut te l’enlever.
— Si, ma mère !… Lorsqu’elle s’est aperçue de mon état, elle a d’abord été transportée de joie : elle s’imaginait que le père était un homme qu’elle souhaite depuis longtemps me voir épouser, puis, quand je l’ai détrompée, j’ai bien cru qu’elle devenait folle. Elle m’a traitée de tous les noms !
— Tu lui as dit que je suis le père ?
— Elle ne sait même pas que tu existes encore ! Elle imagine Dieu sait quelle aventure sordide !
— Pourquoi ne pas le lui avoir dit alors ?
— Parce que c’eût été pire. Je crois qu’elle a toujours détesté ton souvenir… Elle a d’abord voulu que je me débarrasse de l’enfant mais outre que je m’y opposais formellement, elle a dû renoncer à me faire violence parce que j’étais enceinte de cinq mois. Alors elle a décidé de m’enfermer…
— Faire violence ? Enfermer ? Qu’est-ce que c’est que cette mère ?
— La mienne. Note bien qu’à sa façon elle m’aime et croit travailler à un bonheur que je suis incapable de trouver seule. Simplement elle confond ses aspirations et les miennes. Elle rêve de me voir épouser un pair d’Angleterre qui me ferait comtesse.
— Vieux et laid, bien entendu ? ricana Guillaume. Quelle sainte femme en vérité !
— Non. Il est juste un peu plus âgé que toi et il n’est pas désagréable. Seulement ce n’est pas lui que j’aime.
— Tu le connais depuis longtemps ?
Marie-Douce eut un petit sourire malicieux.
— Qu’est-ce que tu essaies de savoir ? S’il était déjà apparu avant notre rencontre ? C’est oui. Si j’aurais pu souscrire aux vœux de ma mère en l’épousant ? C’est peut-être. Tous chez moi souhaitaient ce mariage…
— Il t’aime ?
— Il le dit et si j’en crois sa patience c’est peut-être vrai mais moi je n’aime que toi ; je ne veux que toi et l’enfant que tu as mis en moi. Je crois que je viens de t’en donner la preuve en revenant dans notre maison.
La passion qui vibrait dans sa voix éteignit la flamme de fureur jalouse déjà occupée à lécher le cœur de Tremaine. Il enveloppa la jeune femme de ses bras pour mieux sentir sa chaleur, sa douceur et ce charme qui la rendait unique. Tout en caressant ses cheveux il reprit :
— Revenons-en à ce que tu disais. Elle t’avait enfermée ? Mais comment ? Sous quel prétexte ?
— Oh, c’est tout simple : elle m’a verrouillée dans ma chambre en annonçant à grands cris que j’étais atteinte d’une maladie contagieuse, ce qui lui a permis d'éloigner les enfants. J’avoue qu’au début j’étais d’accord justement à cause d’eux. Je ne souhaitais pas qu’ils se posent des questions à mon sujet et qu’ils se trouvent à proximité au moment crucial. Je pensais, une fois délivrée, venir ici avec le bébé. Mais ma mère ne l’entendait pas ainsi et j’ai su que j’étais vraiment prisonnière lorsque j’ai compris ses intentions : faire disparaître l’enfant dès sa naissance qui aurait lieu, par souci de discrétion, chez une femme de la banlieue londonienne.
— Elle voulait le tuer ? s’écria Guillaume au comble de l’indignation.
— Tout de même pas ! L’enfant devait être laissé à cette créature contre un peu d’argent et à la condition que l’on n’entende plus parler de lui.
— C’est la même chose. La complice avait donc toute latitude pour vendre le petit à des Bohémiens ou Dieu sait quoi. Quelle horreur ! Comment as-tu réussi à l’échapper ?
— Grâce à Kitty, ma femme de chambre. Elle m’est totalement dévouée…
— Et pas tes autres serviteurs ?
— Ce sont ceux de ma mère. Tu sais que notre maison de Kensington lui appartient. Seule Kitty est de mon côté, aussi n’a-t-il pas été bien difficile de changer un butler, une servante et un cocher en gardiens. Après avoir tout préparé secrètement pour ma fuite, un soir où Blossom, le cocher, était de garde, Kitty dont il est amoureux s’est chargée de… l’occuper puis de l’endormir. Nous nous sommes enfuies toutes les deux mais pour donner le change nous nous sommes séparées. Moi j’allais au bateau qui a levé l’ancre presque aussitôt ; elle se rendait chez une cousine où personne n’ira la chercher : elle me rejoindra dans quelques jours…
L’entrée de Mme Perrier porteuse d’un plateau mit fin aux confidences. Marie et Guillaume s’attablèrent bientôt devant un copieux déjeuner servi dans une belle argenterie ancienne, sur une de ces nappes campagnardes à carreaux rouges et blancs que Guillaume affectionnait parce qu’elles lui rappelaient son enfance canadienne.
Tout en réparant ses forces entamées par une journée de fête et une nuit de cheval, Tremaine réfléchissait tout en écoutant assez distraitement Marie-Douce qui bavardait un peu à bâtons rompus, simplement heureuse d’avoir réussi son évasion et de l’avoir retrouvé, lui. Elle était si gaie à présent, en dépit de sa petite mine, qu’il n’eut pas le cœur de la replonger trop vite dans le dangereux marais des soucis.
L’idée d’avoir un enfant de celle qu’il aimait causait à Guillaume une véritable joie mais il avait trop les pieds sur terre pour ne pas envisager les complications qui risquaient d’en découler : tout d’abord l’accouchement. Cette maison isolée derrière les grandes dunes ne pouvait guère obtenir du secours en cas de besoin. Seul voisinage immédiat : les tourelles noircies du vieux château d’Olonde rêvant au bord d’un antique chemin aux profondes ornières. Nulle aide à en espérer : jadis fief puissant des Canville, une noble et grande famille dont l’ancêtre accompagna jadis le Conquérant outre-Manche, Olonde s’endormait à présent dans une solitude hautaine, ses maîtres résidant plus souvent en Angleterre que dans le Cotentin. Quant aux deux petits villages le plus proches : Canville-la-Roque et Saint-Lô-d’Ourville, aucun médecin n’avait jugé utile de s’y installer. Pour en trouver un il fallait courir à Port-Bail – une lieue ! – ou même jusqu’à Saint-Sauveur-le-Vicomte : deux lieues et demie ! Que faire si, au moment critique, les choses se présentaient mal ? À la seule idée d’un danger, la gorge de Guillaume se serrait…
Le plus sage serait sans doute de conduire dès demain Marie-Douce dans une ville. À Cherbourg par exemple où Joseph Ingoult ne demanderait pas mieux que de veiller sur elle ? Il s’était pris d’amitié pour Marie et jouait volontiers le dieu tutélaire de leurs difficiles amours. Outre l’acheminement des lettres, c’était lui qui se chargeait de trouver les bateaux lorsqu’elle rentrait chez elle et lui encore qui l’accueillait à chacun de ses débarquements. Guillaume le soupçonnait d’ailleurs d’éprouver un plaisir pervers à jouer ce rôle d’entremetteur parce qu’il ne se sentait tenu à aucune loyauté envers l’épouse légitime dont il savait parfaitement qu’elle ne l’aimait pas.
Donc Cherbourg ? Pourquoi pas ?… Le seul inconvénient étant que l’on y détestait franchement les Anglais et qu’une « lady » risquait de ne pas y rencontrer beaucoup de sympathie. Alors Coutances ? Mais Marie s’y trouverait bien isolée… Au fond, le mieux serait peut-être Granville. Outre les Vaumartin, Guillaume y comptait déjà nombre d’amis…
Ce premier problème résolu et le cap de la naissance passé, il faudrait se préoccuper de l’avenir – immédiat ou lointain – de l’enfant, chercher quelqu’un de sûr à qui le confier puisque son père ne pouvait s’en charger et que l’on n’avait rien à attendre de la grand-mère Vergor… Absorbé dans ses pensées, Guillaume ne prêtait qu’une attention distraite au babil un peu décousu de Marie-Douce mais soudain le silence se fit et il redescendit sur terre : la future mère, vaincue par la fatigue des derniers jours et par une nuit passée à guetter le pas d’un cheval, venait de s’endormir subitement, un morceau de tarte planté au bout de sa fourchette.