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Un doigt sur la bouche, il fit taire Mme Perrier puis se levant doucement, il enleva la jeune femme dans ses bras sans l’éveiller, monta l’escalier et déposa le fardeau confiant qui se blottissait contre son épaule sur le lit resté ouvert. Mais lorsqu’il voulut s’écarter d’elle, Marie émit une petite plainte tandis que ses mains le cherchaient en aveugle. Il sourit et se pencha pour baiser la bouche entrouverte :

— Je reviens ! murmura-t-il.

Mais elle ne l’entendait pas de cette oreille. Peut-être qu’elle ne dormait pas si profondément car il l’entendit soupirer :

— Déshabille-toi et viens près de moi !

Penché sur elle, il chuchota contre sa joue :

— Ce ne serait pas raisonnable ! Tu es épuisée, mon cœur, et je ne pourrais que te gêner.

— N…on ! gémit-elle ? J’ai froid sans toi… et tu sais si bien me réchauffer !

Elle s’étira puis ouvrit un œil implorant.

— Tu n’as pas honte ? dit-il en riant. À moitié morte et grosse de sept mois tu veux encore faire l’amour ?

— Hmmm !

— Eh bien, n’y compte pas ! Je veux bien te réchauffer mais pas de cette façon-là…

Cette fois elle ouvrit les yeux tout grands :

— Oh, Guillaume !… En faisant très attention ?…

— Non, diablesse ! Le risque serait trop grand pour toi et pour l’enfant. Je vais venir près de toi mais je veux que tu dormes…

Elle était si lasse qu’elle ne résista guère. À peine Guillaume fut-il étendu près d’elle que, nichée dans ses bras, Marie-Douce s’endormit, la tête sur son épaule. Lui resta longtemps éveillé, écoutant sa respiration apaisée, réfléchissant aussi à cette nouvelle responsabilité qui lui incombait. Cependant il finit par fermer les yeux et rejoindre son amie dans le sommeil…

Il était déjà tard, le soir, lorsqu’ils descendirent au jardin pour respirer les parfums d’un crépuscule exceptionnellement doux et odorant. Le « cousin Théophile » avait jeté à foison et comme au hasard pivoines, giroflées, pavots d’Orient, tulipes, euphorbes et aussi des bouquets d’un étrange fenouil pourpre entre sa maison et la rivière. Au bord de celle-ci, les roseaux ne fleurissaient pas encore mais les lys d’eau laissaient poindre un bout de nez jaune et pointu. En vérité, le jardin sur l’Olonde offrait, sous les dernières fulgurances du soleil en train de se dissoudre, une assez bonne réduction d’un éden fait pour enchanter deux amants.

Appuyée contre Guillaume, Marie, les yeux mi-clos, respirait les senteurs du jardin mêlées à celles plus âpres de la marée. Après cette journée d’amour et de repos, le bonheur de Marie-Douce avait effacé presque entièrement, comme il arrive chez les enfants, les heures pénibles vécues pour l’atteindre. Celui de Guillaume était moins oublieux. Il savait trop que des décisions s’imposaient et que le moment était venu d’en parler. Ensuite, il lui resterait une nuit pour la convaincre : dès le lendemain il lui faudrait rejoindre les Treize Vents où une importante affaire l’attendait.

Resserrant son étreinte autour de son amie, il la conduisit sous une tonnelle de glycines disposée au bord de l’eau, véritable salon de fraîcheur destiné aux pesantes chaleurs de l’été. Ce soir, il y faisait délicieusement bon. Après un dernier baiser, il attaqua :

— Je suis à peu près certain de te contrarier, ma douce, mais je te demande de croire que je désire seulement ton bien et celui de notre enfant : tu ne peux pas rester ici…

Elle était en effet contrariée : tout de suite elle fut sur la défensive :

— Pourquoi ne resterais-je pas chez moi, où je suis bien et où j’ai autour de moi des gens attentionnés ?

— Parce que Marie-Jeanne Perrier n’est pas sage-femme et qu’en cas de besoin il serait difficile de te procurer un médecin. Je ne peux pas rester auprès de toi comme je le voudrais et je vais endurer l’enfer si je ne suis pas certain que tu peux, très vite, recevoir les meilleurs soins…

— Et où, selon toi, les recevrais-je ?

— À Cherbourg, par exemple. Joseph pourrait te trouver un logement près de chez lui. Il a dans son voisinage un médecin de valeur. En outre, la distance serait moins longue entre toi et moi… J’ai des intérêts là-haut et je m’y rends souvent. Nous pourrions nous voir davantage ?…

Il pensait que ce dernier argument était susceptible de faire pencher la balance de son côté et fut un peu choqué de constater que Marie ne s’y arrêta même pas une seconde.

— Je n’aime pas les villes en général et Cherbourg en particulier : il y règne en ce moment une agitation qui ne me plaît pas. Ici je suis pleinement heureuse… même quand tu n’es pas là parce que tout m’y parle de toi, de nous. Je veux que mon enfant naisse là où il a été conçu, dans ce lit où nous nous aimons. Pas de sage-femme, pas de médecin ? La belle affaire ? Ma santé est excellente…

— Les femmes les plus solides ignorent si un danger quelconque ne se présentera pas…

Elle haussa les épaules avec insouciance :

— Tu oublies que je suis canadienne. Dans nos forêts les Indiennes accouchent sans tant de manières. En général, au lendemain de la naissance, elles installent le bébé sur leur dos et vont couper du bois. Inutile d'insister, Guillaume ! Je ne bougerai pas d’ici.

— Tu me fais beaucoup de peine, Marie. Tu veux donc que je sois malheureux ?

Elle se mit à rire, de ce rire frais et léger qui évoquait pour Guillaume les cascatelles du Val de Saire : Ne te donne pas tant de mal ! Tu ne seras pas malheureux le moins du monde. La naissance devrait avoir lieu autour de la Saint-Jean d’été. J’espère que tu viendras ?

— Je serai là, tu peux en être sûre, mais si l’enfant arrivait plus tôt ?

Elle rit de plus belle :

— Je te ferai prévenir, voilà tout. C’est aussi simple que ça ! D’ailleurs, je ne serai pas seule : outre Mme Perrier qui comme toute femme de la campagne doit posséder quelque expérience, Kitty va me rejoindre. Tu verras que nous nous arrangerons très bien !

— Admettons ! Tu as déjà vu un médecin ?

— À quoi bon ? Les choses ne sont pas différentes de ce que j’ai déjà connu : tu oublies que j’ai deux enfants. Celui-ci se comporte exactement comme les premiers.

Guillaume se leva et marcha jusqu’au bord de l’eau. Il était mécontent de Marie-Douce et de lui-même.

— De toute façon, il te faudra une nourrice et ce n’est pas si facile d’en trouver par ici où les femmes aident leurs époux à la pêche et mènent une vie dure :

— Mais je n’en veux pas ! protesta la jeune femme qui, dans un geste d’une charmante impudeur, découvrit ses seins magnifiquement épanouis : « Regarde ! Je suis certaine d’avoir autant de lait qu’il nous en faudra… »

Attendri par cette crânerie, ce courage joyeux, Tremaine revint s’agenouiller auprès de Marie pour refermer lui-même sur deux baisers les dentelles qu’elle venait d’écarter.

— Ce que tu peux être obstinée, mon cœur ! Mais je ne suis pas de force contre toi. Tu demeureras ici, au moins jusqu’à la naissance, et je vais voir ce qu’il m’est possible de préparer pour t’assister…