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— Comment cela jusqu’à la naissance ? Que crois-tu que je vais faire ensuite : abandonner mon bébé et repartir pour l’Angleterre ? Je viens de te dire que je voulais le nourrir moi-même : cela suppose un certain nombre de mois sans bouger. D’ailleurs et autant te le dire tout de suite, je n’ai aucune intention de rentrer à Londres.

— Tu veux rester ici ? s’écria Guillaume abasourdi.

— D’autres y ont vécu avant moi et il n’est pas un endroit au monde où je me plaise autant !

— Mais enfin… tes habitudes… tes enfants ? Tu ne veux pas les retrouver ?

— Pas maintenant en tout cas ! Ils ne comprendraient pas et peut-être même qu’ils me mépriseraient…

— T’estimeront-ils davantage si tu les délaisses complètement ?

Le petit sourire de Marie-Douce en disait plus long qu’un discours, cependant elle y ajouta un soupir et :

— Je ne suis pas certaine qu’ils s’en aperçoivent. Leur grand-mère compte beaucoup plus que moi : elle leur procure les plaisirs de la vie mondaine que je n’aime guère. Ils ont fort bien compris qu’avec mes « goûts campagnards » j’aie voulu garder la maison normande mais ils n’ont aucune envie d’y venir.

— Tu en souffres ?

— J’en ai souffert. Beaucoup moins à présent mais tu peux comprendre pourquoi celui-ci – elle caressa tendrement la rotondité de son ventre – je désire le garder et l’élever moi-même.

— Je t’y aiderai de toutes mes forces, fit Guillaume ému, mais il y a tout de même des réalités dont tu dois tenir compte. Ce pays, travaillé par des courants souterrains, risque de devenir dangereux. Je m’en rends compte chaque jour un peu plus. Je ne suis pas le seul car je connais des châteaux où l’on songe à émigrer bien que la région soit encore assez calme.

— Pourquoi ne le resterait-elle pas ?

— Il y a des signes. Depuis qu’au début de cette année on a élu des municipalités dans les villes et les villages, les esprits s’échauffent au seul mot de liberté sous lequel se glisse parfois celui de revanche. L’autre jour, un jeune laboureur m’a montré fièrement le manche de sa bêche sur lequel il avait gravé les noms de Mirabeau et de La Fayette.

— Il savait donc écrire ton laboureur ? C’est assez rare.

— Je n’en suis pas certain mais quelqu’un a dû le faire pour lui… D’après Joseph qui suit de près les événements de Paris, il pourrait être dangereux, d’ici quelque temps, d’être noble, prêtre ou étranger. Toi, tu es anglaise…

— En aucune façon !

— Ce n’est pas ce qui est écrit sur ton passeport et je serais plus tranquille si tu acceptais, avant que les grandes marées de septembre ne rendent difficile le passage de la Déroute, que tu me laisses vous conduire tous les deux à Jersey. D’ici c’est très rapide. Si l’enfant naît fin juin tu seras tout à fait remise. Tu pourras y attendre en paix qu’on en finisse avec cette révolution. Gardée par les Perrier ta maison ne s’envolera pas…

Pensant qu’il se montrait convaincant, Guillaume espérait bien avoir partie gagnée. Aussi fut-il profondément déçu quand Marie déclara avec fermeté :

— Il n’en est pas question ! Aucune force humaine ne me fera aller dans cette île. Pas même toi !

— Mais enfin pourquoi ?

Repoussant légèrement son amant, Marie-Douce qui ne l’était plus guère se leva et reprit à pas vif le chemin de la maison. Guillaume suivit, bien entendu :

— Voyons, mon cœur, c’est un caprice comme en ont les futures mères. Pourquoi ne veux-tu pas te rendre à Jersey ? Bien qu’anglais c’est un endroit ravissant.

Elle s’arrêta et lui fit face :

— Ce n’est pas un caprice mais je ne veux pas y aller. Ne me demande pas mes raisons, je ne te les donnerai pas ! Elles appartiennent à une période de ma vie que je souhaite oublier. Et j’espère que cela te suffira… Souviens toi de notre pacte !

En effet, s’étant aperçus lors de leurs retrouvailles que l’évocation de certains épisodes du passé de l’un comme de l’autre pouvait donner naissance à des ferments de mésentente, ils décidèrent de ne plus se poser de questions touchant ces années où la moitié de la terre les séparait. Ils avaient souscrit ce pacte en toute bonne foi et d’un commun accord. Ce qui n’empêchait pas Guillaume de griller d’envie de lui faire entorse. Que pouvait-il y avoir dans cette paisible et assez provinciale île de Jersey qui déplût si fort à Marie ? Tout le reste de la soirée, il y pensa cherchant un moyen de tourner la difficulté. Peine perdue : au seul nom de Jersey Marie se refermait comme une huître. Il fallut renoncer. Tout au moins pour cette fois…

D’ailleurs, une autre préoccupation vint s’emparer de son esprit : alors qu’il fumait une dernière pipe les pieds calés sur les chenets, Mme Perrier entra dans la salle, s’approcha de l’escalier pour écouter les bruits d’en haut puis rejoignit Tremaine :

— Il faut que je vous parle, Monsieur, fit-elle à voix contenue. Je voudrais savoir quelles dispositions vous envisagez de prendre pour la santé de Madame ?

La mine soucieuse de la vieille femme plus encore que ses paroles inquiétèrent Guillaume.

— Pensez-vous que son état en exige de particulières ?

— Sans aucun doute ! Je sais – elle me l’a dit – qu’elle veut accoucher ici et sous ma seule responsabilité…

— Et cela vous inquiète ?

— Davantage encore ! Mes forces ne sont plus ce qu’elles étaient et, à part le mien, je n’ai même jamais assisté à un accouchement.

Le front soudain rembruni, Tremaine vida sa pipe dans la cheminée puis se leva pour la déposer sur le manteau :

— Ce n’est tout de même pas la première femme qui va mettre un enfant au monde par ici ? Il y a bien au moins une sage-femme ? Pour les médecins je sais ce qu’il en est…

— Il y en a une à Port-Bail… seulement c’est bien la plus fieffée commère que je connaisse. Pas de langue plus agile que la sienne à dix lieues à la ronde.

— Ah !

— En outre… et bien que Madame prétende que tout se passera le mieux du monde parce qu’elle est en excellente santé, je ne suis pas certaine d’être de son avis :

Il semblait, en effet, que depuis son arrivée lady Tremayne eût été sujette à quelques malaises difficilement imputables aux seuls inconvénients d’une traversée houleuse.

— Je souhaitais, dit Guillaume, la conduire à Cherbourg mais elle ne veut pas. Je ne peux tout de même pas l’emmener de force.

— Ce serait pourtant la sagesse. Elle est si heureuse de vous voir qu’elle en a oublié ses soucis mais ils n’en demeurent pas moins réels autant que je peux le savoir. Il est possible que je me trompe.

— Un simple doute est suffisant et vous avez bien fait de me prévenir. Votre fils est rentré ?

— Depuis longtemps déjà !

— Dites-lui que j’ai encore besoin de lui. Nous repartirons demain matin avant l’aube. Je pense envoyer une personne capable de nous dire ce qu’il en est au juste !

L’idée d’une solution venait de naître dans l’esprit de Tremaine. La seule possible pour préserver un secret qui, à aucun prix, ne devait passer à portée des Treize Vents : si Mlle Lehoussois acceptait de s’occuper de Marie-Douce, tout serait sauvé mais rien n’assurait qu’elle accepterait. De toute façon, cela signifiait que Guillaume allait devoir mettre son orgueil de côté… Mais, à présent il avait très peur pour Marie.

Bien avant le lever du jour, Gilles Perrier et lui reprirent la route vers l’est. À Valognes, Guillaume s’arrêta à l’hôtellerie du Grand Turc, d’abord pour un repas copieux dont les deux cavaliers ressentaient un urgent besoin, ensuite pour retenir une berline qui devrait, le lendemain dès potron-minet, se rendre à Saint-Vaast afin d’y prendre la vieille demoiselle que Gilles attendrait à l’auberge et guiderait ensuite jusqu’aux Hauvenières. Restait à savoir si celle-ci consentirait…