— Je n’en doute pas mais j’ai besoin d’une femme discrète qui n’aille pas clabauder à tous vents ! Vous, je vous croyais mon amie ?
— Je suis aussi celle de ta femme et je choisis mon camp : le sien ! Quant à ton fameux secret, si cette… lady s’obstine à vouloir rester de ce côté de la Manche, il aura vite fait d’arriver jusqu’aux Treize Vents ! Peux-tu imaginer alors la réaction d’Agnès ? Que crois-tu qu’elle fera ?
— Je n’en sais rien et c’est pourquoi j’ai besoin de vous : justement pour la préserver ! Que vous le croyiez ou non, je l’aime toujours !
— Elle aussi ? Quel cœur accommodant ! Il est vrai que vous vous arrangez très bien de ce genre de situation, vous les hommes… Tu ne dépares pas la collection !
— Je ne sais pas comment vous expliquer ? Agnès représente tout le présent et tout l’avenir, Marie-Douce un passé qui m’est infiniment cher… infiniment précieux mais elle est aussi un présent que j’adore !
— Voyons les choses en face ! S’il te fallait choisir ?
— Il y a des choix impossibles ! je ne peux… ni ne veux renoncer à l’une ou à l’autre !
— Alors, tu renonces à moi ! Je ne t’aiderai pas à te créer un second ménage.
— Il n’en est pas question. Agnès est ma femme et elle le restera. Marie-Douce n’a jamais essayé de prendre sa place !
— Jusqu’à maintenant tout au moins ! Une fois mère de ton enfant, elle pourrait changer de point de vue. Si elle tient tant à vivre en France c’est sûrement avec une arrière-pensée.
— Vous ne pouvez que préjuger puisque vous ne la connaissez pas ! En dépit de son âge, c’est une enfant : son cœur et son esprit sont limpides ! Acceptez d’aller la voir demain et moi je vous promets de faire l’impossible pour la convaincre de s’installer loin d’ici.
Las d’avoir tant parlé, Guillaume laissa le silence tomber entre lui et Mlle Lehoussois. Celle-ci réfléchissait et son visiteur pensa qu’il valait mieux lui accorder quelque répit afin qu’elle prenne conscience des conséquences d’un refus catégorique… Tremaine comprenait le point de vue de la vieille demoiselle ; il savait qu’en lui confiant son problème il la blesserait dans l’amour un peu trop admiratif peut-être qu’elle lui portait mais, depuis bien longtemps, il la considérait comme une seconde mère et à qui se confier si ce n’est à ce cœur-là ?
Au bout d’un moment, elle releva la tête.
— C’est bon, fit-elle enfin. J’irai…
D’une détente de son bras, elle tint à distance l’élan de gratitude de Guillaume :
— Attends !… J’irai une seule fois afin de me rendre compte de l’état de cette femme mais je n’y retournerai pas : je n’ai plus l’âge de galoper ainsi à travers le pays et de me laisser secouer sur de mauvais chemins. Quant à m’installer là-bas, il ne faut pas y compter ! il y a encore des gens qui ont besoin de moi et je n’ai aucune envie de cohabiter avec ta maîtresse. Sinon je ne pourrais plus regarder Agnès en face. Il faudra que tu trouves quelqu’un d’autre pour le dénouement.
Mi-déçu mi-satisfait de cette demi-victoire, il voulut s’approcher d’elle pour l’embrasser mais le bras resta tendu :
— Je ne veux pas de tes remerciements. Va-t’en à présent !
— Vous prendrez la voiture qui viendra demain ?
— Oui. Que cela te suffise !
Sans insister, il sortit, alla chercher son cheval qu’il lâchait toujours dans le verger attenant au petit jardin. Il atteignait la rue quand Mlle Lehoussois apparut au seuil de sa porte :
— Elle viendra à quelle heure cette voiture ?
— À sept heures ! Je l’ai choisie aussi confortable que possible…
Elle approuva de la tête puis rentra dans la maison. Guillaume se tourna vers Ali pour sauter en selle. Il se sentait mal à l’aise, profondément humilié et surtout très malheureux : perdre l’estime et peut-être l’affection de sa plus vieille amie lui était cruel mais elle était la seule dans l’habileté de laquelle il eût entière confiance. Il faudrait bien se contenter de ce qu’elle accordait. Son dernier espoir, bien faible cependant, était que Marie-Douce réussît à conquérir ce cœur prévenu contre elle et qui ne souhaitait pas s’ouvrir. Bien difficile sans doute !
Absorbé dans ses pensées, il ne s’aperçut pas de la présence des jumeaux Hamel qui se tenaient assis sur le revers du fossé, abrités à la fois par la haie et le mur pignon de la maison. Adèle et Adrien regardèrent Tremaine partir au grand galop en direction de Quettehou où il retrouverait un chemin pour La Pernelle et les Treize Vents :
— Curieux, fit Adrien de sa voix aigre et lente qu’il n’ait pas repris par Rideauville ?
— Il ne rentre peut-être pas chez lui… Ou alors, il n’a pas envie de traverser Saint-Vaast. Mais ce n’est pas ça le plus intéressant ! À ton avis qu’est-ce que c’est que cette histoire de voiture qui doit venir chercher la vieille Anne-Marie ? Et pour aller où ?
— Peut-être qu’elle a perdu quelqu’un ou qu’il veut la présenter à des amis ?
— Des amis qui auraient besoin d’une sage-femme ? Veux-tu que je te dise, Adrien ? Tu devrais bien te trouver par ici vers l’Angélus du matin. Si on te voit tu pourrais dire que tu te rends à Morsalines aider chez les Butot pour les cerises… Et tu pourrais aussi demander à Anne-Marie où elle va ?…
Adrien opina du bonnet et, le lendemain un peu avant l’heure prévue, il errait du côté de la forge des frères Crespin, voisins de Mlle Lehoussois. Son attente ne fut pas déçue : il vit arriver une voiture dans laquelle la vieille demoiselle grimpa, un grand sac en tapisserie à la main, après avoir soigneusement fermé sa maison.
Occupé de leur bruyant ouvrage, les Crespin n’entendirent même pas le roulement des roues ferrées. Ils n’aimaient guère Hamel d’ailleurs et ne souhaitaient pas qu’il s’attarde. Celui-ci, que cette attitude arrangeait, s’écarta discrètement lorsque la voiture partit et prit sa course jusqu’à Rideauville où il arriva hors d’haleine et avec un « point de côté » qui lui coupait le souffle :
— Alors ? s’impatienta sa sœur qui tuait le temps en se confectionnant un jupon. Qu’est-ce que tu as vu ?
— Laisse-moi… respirer ! La vieille est partie avec un bagage dans une des voitures du Grand Turc à Valognes. J’ai reconnu Félicien le cocher…
— Alors tu sais ce qu’il te reste à faire ? Dans quelques jours tu vas à Valognes avec la carriole des huîtres et puis tu y restes jusqu’à ce que tu aies réussi à tirer quelque chose du Félicien…
— Eh là ! Tu sais que ça va coûter tout ça ? objecta Adrien qui était franchement avare quand il ne s’agissait pas de dépenser au cabaret. Et puis j’ai de l’ouvrage à la Municipalité, ajouta-t-il d’un air important.
Sa sœur fronça les sourcils.
— Ce n’est pas l’argent qui m’inquiète, c’est que si je t’en donne tu es bien capable de tout boire… Mais tu as raison : tu es très occupé tandis que je n’ai pas grand-chose à faire. J’irai moi-même !
Et quand, trois jours plus tard, Mlle Lehoussois eut réapparu, Adèle Hamel s’habilla « en dimanche » et prit à son tour la route de Valognes dans la charrette du mareyeur.
III
MARIE-DOUCE
Tandis qu’Adèle Hamel, poussée par une jalousie d’autant plus féroce qu’elle était contrainte de la cacher, se lançait sur la trace des amours secrètes de Tremaine avec la patience et l’obstination d’un vautour, Guillaume rentré chez lui rongeait son frein dans l’attente de nouvelles de Marie-Douce sans oser cependant se rendre chez Mlle Lehoussois tant sa dédaigneuse réprobation lui était encore cuisante. Il espérait seulement les rencontrer « par hasard » elle, sa charrette et son âne, sur le chemin de quelque ferme ou de quelque maison où l’on aurait besoin d’elle.