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Le père Quentin et son fils Michel s’interposèrent. Au bout de la poigne de Tremaine, Adrien soulevé de terre commençait à gigoter dans le vide en poussant des cris de cochon égorgé :

— Laissez-le, Guillaume ! conseilla le vieux Louis. Il est déjà plus qu’à moitié saoul. De toute façon et même avec tous ses affûtiaux il ne peut pas grand-chose. Z’en ont déjà assez au Conseil de ville…

Remis sur ses pieds, l’autre s’éloigna en proférant des menaces incohérentes après avoir raflé un pot de cidre au buffet municipal.

— Venez manger un morceau chez nous, Guillaume, proposa le vieux fournier. Ça nous ferait bien plaisir à tous.

Guillaume se laissa emmener. Il aimait bien les Quentin qui, avec les Baude, les Gosselin et quelques autres familles, semblaient être les gardiens de la dignité, du calme et des convenances de Saint-Vaast face aux discours délirants et aux rodomontades de quelques énergumènes. À leur table, Tremaine passa un moment de détente qu’il prolongea même un peu sachant bien qu’à son retour chez lui il devrait affronter la mauvaise humeur d’Agnès à qui cette fête de la Fédération faisait l’effet d’une injure personnelle.

Il la trouva dans sa chambre où, assise près d’une fenêtre, elle lisait un conte de fées à la petite Élisabeth installée sur ses genoux. Ce fut celle-ci qui le vit la première et, oubliant les aventures du Chat Botté qu’elle affectionnait pourtant tout particulièrement, elle glissa des bras de sa mère et courut se jeter dans les jambes de Guillaume :

— Voilà mon papa ! cria-t-elle, voilà mon papa !

Soudain débordante d’amour, elle trépignait pour qu’il la prit contre lui. Il ne résista pas au petit visage rayonnant qui quêtait ses baisers. Il se pencha, l’enleva de terre et la nicha contre son épaule tandis qu’elle glissait ses petits bras autour de son cou avec un soupir de bonheur. Tous deux formaient ainsi un charmant tableau devant lequel cependant le regard d’Agnès ne s’attendrit pas. Ses yeux gris chargés de nuages parurent s’assombrir encore davantage :

— Vous êtes déjà de retour ! fit-elle sèchement.

Refusant d’entrer dans son jeu, il s’efforça de prendre les choses avec bonne humeur :

— Déjà ? C’est un reproche, non ? On dirait que je ne vous ai guère manqué ?

— Si ! lança-t-elle avec une violence mal contenue. Vous me manquez toujours lorsque vous vous absentez. Si je ne dis rien ce n’est pas indifférence mais raison. Je sais que vous vous devez à vos affaires et que vous n’êtes pas homme à tourner en rond entre cette maison et l’écurie. Mais que vous ayez choisi de vous montrer à cette fête misérable !…

— Misérable ? Comme vous y allez ! Une messe en plein air et même en plein vent dite sur l’autel de la Patrie en présence de tout le pays ? Je ne vois là rien de misérable…

— Moi si ! Je n’ai jamais connu d’autels que ceux de Dieu et cette Patrie qui tente de supplanter le Roi ne me dit rien qui vaille. Nous ne sommes, que je sache, ni Grecs ni Romains et surtout pas en République encore que ces assemblées qui poussent un peu partout comme de la mauvaise herbe cachent mal leur désir de l’instaurer… Je gage qu’aucun des nôtres n’était présent ?

— Qu’appelez-vous les nôtres ?

— Les gens de noblesse, bien entendu !

Guillaume exhala un soupir. Depuis que la Révolution était en marche, la nervosité de sa femme s’accroissait en même temps que se réveillait en elle une sorte d’orgueil de caste, le besoin étrange d’affirmer sa naissance aristocratique :

— Dont je ne fais pas partie. Donc, à vous entendre je ne suis pas des vôtres. Les enfants non plus d’ailleurs !

— Ne soyez pas stupide, Guillaume ! Vous n’êtes peut-être pas « né » mais vous êtes mon époux. Quant aux enfants, la question ne se pose même pas. Je suis d’une famille dont le ventre anoblit et ils auront parfaitement le droit d’ajouter mon nom au vôtre !

Un éclair dangereux brilla dans les yeux de Guillaume. Aussi doucement qu’il put car elle le tenait bien, il détacha les bras de sa fille, mit un gros baiser sur sa joue, alla jusqu’à la porte, appela Béline qui patrouillait dans le couloir et lui confia la petite en dépit de ses protestations :

— Nous irons nous promener tous les deux tout à l’heure ! promit-il pour ramener le calme. Pour l’instant, nous avons à parler ta maman et moi.

Quand il rentra dans la chambre, le claquement de la porte traduisit sa colère et fit sursauter Agnès qui, se croyant maîtresse du champ de bataille, s’était remise à feuilleter le livre de M. Perrault. La figure de Guillaume lui laissa entrevoir que les choses n’allaient pas se passer aussi simplement. Elle n’eut d’ailleurs pas le temps d’ouvrir la bouche. Il attaqua dès le battant refermé :

— Entendons-nous bien, Madame Tremaine, et surtout entendons-nous une fois pour toutes ! Mes enfants portent mon nom et je ne tolérerai jamais qu’on lui en adjoigne un autre !

— C’est ridicule ! Vous ne voyez peut-être dans une particule qu’un hochet de vanité mais si cela peut les aider à avancer dans le monde…

— Le monde ? clama Guillaume avec un rire féroce. Et lequel s’il vous plaît ? Celui de vos ancêtres ? Cette vieille société lézardée en train de s’écrouler ? Au pas où vont les choses, il se pourrait qu’elle se révèle un jour plus encombrante que flatteuse votre particule !

— Parce que vous vous imaginez que l’agitation de quelques croquants pourra durer éternellement ?

— Sûrement pas. Reste à savoir néanmoins ce qu’elle laissera derrière elle. En attendant, daignerez-vous me confier quel nom vous souhaiteriez accoler à celui de mon père ? Tout de même pas Nerville, je pense ?

— Pourquoi pas ? C’est l’un des plus anciens du pays et, après tout, c’est le mien.

— C’était le vôtre ! Encore que, si j’ai bien compris certaine révélation dont vous m’honorâtes lors de vos noces avec l’admirable M. d’Oisecour, vous n’y ayez même pas droit. De toute façon vous avez une fière audace d’oser prétendre faire cohabiter un nom roturier peut-être mais sans tache avec celui d’un abominable assassin, d’un misérable comme cette terre n’en pas connu beaucoup, Dieu merci ! Quant à vous…

En trois enjambées, il eut traversé la chambre et, saisissant sa femme par le poignet, il l’obligea à se lever.

— Guillaume ! s’écria-t-elle effrayée par la curieuse teinte de bronze grisâtre répandue sur le visage de son mari et par ses narines pincées. Vous me faites mal !

— Voilà qui m’est égal ! Retenez ceci, Agnès, je vous ferai plus mal encore au cas où vous permettriez de vous faire appeler Tremaine de Nerville ! Ça, je vous l’interdis !

En dépit de la peur qu’il lui inspirait à cet instant, elle eut un rire strident qui le défiait :

— Vous me tueriez peut-être ?

— Ne me confondez pas avec votre prétendu père !

— Alors ? Vous me battriez ?

— Comme plâtre ! Je vous jure que vous en auriez pour des semaines à effacer vos bleus ! Ensuite, j’attendrais patiemment que ces croquants, comme vous dites, aient accouché d’une loi à laquelle j’entends dire qu’ils commencent à songer.

— Laquelle ?

— Celle du divorce ! Si vous ne savez pas ce que c’est, je vais vous l’apprendre : c’est un vieux mot latin qui veut dire séparation. Le « divortium » s’accomplissait, chez les anciens Romains, par consentement mutuel ! Il se peut que nos énergumènes l’améliorent !

Ce fut au tour d’Agnès de pâlir :