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— Quelle horreur ! Oubliez-vous que votre mariage a été béni par l’Église et que je suis votre femme devant Dieu autant que devant les hommes ?

— Je n’oublie rien mais, vous, tâchez donc de vous en souvenir un peu plus et d’agir en conséquence afin de m’éviter une trop forte tentation !

Il sortit sur cette flèche du Parthe sans attendre une réponse qui en vérité ne l’intéressait guère parce qu’il se sentait déçu, frustré. Que sa femme, celle qu’il avait choisie, voulue à cause de sa fierté, de sa façon de se battre contre l’adversité, en vînt pour de pareilles vétilles à vouloir se parer encore d’un nom honni dans tout le pays, c’était ce qu’il ne pouvait supporter ! En arriverait-il un jour à regretter un mariage qui, cependant, lui avait donné beaucoup de bonheur ?… Une voix intérieure lui souffla que si Marie-Douce n’était réapparue dans sa vie, il eût montré peut-être plus d’indulgence pour Agnès mais, cette voix, il la fit taire. Rien ni personne, pas même sa conscience, ne l’obligerait à renoncer à sa bien-aimée. Même si leur amour ne recevait jamais la sanction des hommes, elle serait sa femme devant le ciel, les nuages, la forêt, la mer, les plantes, toute la Nature qu’ils aimaient et qui, dès leur naissance, leur avait offert l’un de ses cadres les plus grandioses : un promontoire rocheux cerné de bois immenses et enfoncé dans les eaux sauvages du majestueux Saint-Laurent.

Un moment plus tard, la petite Élisabeth installée devant lui et bien calée contre sa poitrine, il trottait allègrement sur le chemin vert creusé d’ornières mais tapissé d’herbe odorante qui descendait vers le Val de Saire. Un chapeau de paille planté à la diable sur sa toison rousse, l’enfant riait de toutes ses dents blanches, heureuse d’avoir son père pour elle seule et de se voir juchée sur l’encolure du magnifique Ali. Un véritable honneur et même une récompense qu’elle n’était pas certaine d’avoir méritée. D’ordinaire le grand étalon noir l’effrayait et, quand il la promenait, Guillaume cédant aux adjurations d’Agnès, choisissait une monture plus paisible. Monter Ali, cet après-midi, était une façon comme une autre d’affirmer sa volonté même si Guillaume admettait volontiers que c’était peut-être puéril.

— On va où ? demanda Élisabeth.

— On ne dit pas « on va où ? », on dit « où allons-nous ? ».

— Où allons-nous ? répéta docilement la petite.

— Est-ce que tu ne reconnais pas le chemin ? Tiens ! voilà les toits de la Baronnie…

La fillette battit des mains :

— On va chez tante Rose ! Quelle chance !… mais, est-ce que maman le sait ?

— Non, elle sait seulement que je t’emmène. Nous ne resterons pas longtemps d’ailleurs pour ne pas l’inquiéter. Alors ne t’amuse pas à disparaître au fin fond du domaine avec Alexandre ! Je ne t’appellerai qu’une fois lorsque nous partirons…

— On s’en ira pas du tout. Marie Gohel nous donnera sûrement un bon goûter !

— Est-ce que tu n’es pas satisfaite de ceux de Clémence ?

— Oh si, mais à Varanville, il y a toujours au moins un gâteau au four. Tante Rose les aime et elle n’est pas comme Maman qui a peur de grossir…

Guillaume enregistra l’information et fit prendre à son cheval une allure un peu plus rapide. Cette histoire de gâteaux creusait son appétit et il pensait qu’après une scène de ménage quelques douceurs seraient les bienvenues. Rien de tel que les choses simples pour vous remettre les idées en place !

Lorsqu’ils arrivèrent, tout Varanville embaumait les fruits cuits et le caramel. Félicien qui se précipita à leur rencontre leur apprit que l’on confectionnait des confitures de cerises et que « Madame la baronne les priait de bien vouloir aller jusqu’à la cuisine ».

— Elle aide toujours Marie dans ces moments-là, tint-il à expliquer, ce qui fit sourire Guillaume :

— C’est le privilège d’une bonne maîtresse de maison et vous savez, Félicien, que je n’aime rien tant que me retrouver sous le manteau de votre cheminée… J’en conserve de si bons souvenirs !

Le spectacle qui les attendait dans la salle basse, lourdement voûtée et qui aurait pu être triste sans les fulgurances des cuivres bien astiqués, la gloire rougeoyante de l’âtre et la porte large ouverte sur un potager luxuriant, avait de quoi rasséréner l’humeur la plus morose. Sagement assis devant la grande table où s’alignaient les pots de verre bien brillant, Alexandre et sa sœur Victoire, d’un an sa cadette – Amélie, la petite dernière était au jardin avec sa nourrice – suivaient avec une attention pleine de gravité les gestes de leur mère et de Marie Gohel. Vêtue d’une robe d’indienne fleurie sous un vaste tablier blanc qui ne la mincissait pas vraiment, les manches haut retroussées sur ses bras ronds, ses boucles rousses en désordre sous un bonnet de mousseline à volant, Rose de Varanville, un pli d’application au front et ses dents blanches mordant sa lèvre inférieure, ressemblait à quelque fée domestique se livrant à une mystérieuse incantation. Imitée par sa cuisinière, elle venait d’empoigner un torchon épais et lança un vif coup d’œil aux arrivants :

— Surtout ne bougez pas ! C’est l’instant critique ! La confiture est juste à point et nous devons l’enlever du feu…

— Si vous me laissiez faire ? proposa Guillaume. Il doit être lourd comme le diable votre chaudron !

Sans attendre la réponse, il s’avança, enleva le torchon des mains de la jeune femme, écarta la vieille Marie puis saisissant les deux anses de la grosse bassine ventrue, il la souleva d’un mouvement précis et la posa sur la grande pierre plate qui l’attendait sur la table. L’ex-Rose de Montendre lui offrit un sourire éclatant :

— C’est ce qui s’appelle arriver à point nommé ! Merci, Guillaume et bonjour, Guillaume ! Quel bon vent vous amène ?

— L’envie de passer un moment avec vous. Mais d’où vient que vous fassiez vous-même les travaux de force ? Où sont vos valets ?

— Ils sont tous à Tocqueville pour cette drôle de fête qu’on y donne et qui ne m’a pas l’air bien chrétienne ! grommela Marie Gohel qui, sans perdre une minute, commençait à promener un pot au-dessus de la buée brûlante afin de le chauffer avant d’y verser la confiture. Le pire est que Madame leur a permis !

Rose embrassa Élisabeth qui, déjà installée auprès d’Alexandre, mangeait des yeux l’épais sirop rouge foncé semé de grosses cerises noires. À cet instant, Guillaume constata avec amusement que la couleur des cheveux de Rose était tout à fait semblable à celle de la petite fille :

— Heureusement qu’Élisabeth n’a pas les yeux verts, dit-il. Quelqu’un de mal intentionné pourrait supposer qu’elle est votre fille !

La jeune femme leva sur lui son regard pétillant :

— Voilà une plaisanterie qui vous coûterait cher si Félix était là ! remarqua-t-elle. Surtout qu’il aurait tendance, depuis quelque temps, à perdre son sens de l’humour !

— Vous avez eu des nouvelles ?

— Hier soir ! Mais venez, Guillaume ! Allons bavarder un peu chez moi pendant que Marie va nourrir toutes ces bouches affamées !

Ce que Rose appelait chez elle, c’était une petite pièce coincée entre la cuisine et la grande salle à l’ancienne mode, à la fois salon et salle à manger dont elle s’était contentée de refaire la décoration en y ajoutant de très beaux meubles, des sièges confortables, deux superbes tapisseries et quelques tapis de la Savonnerie grâce auxquels un parterre de fleurs semblait pousser sur les vieilles dalles. Le « coin » de la jeune châtelaine était lambrissé de placards où l’on rangeait la belle vaisselle, la verrerie et l’argenterie mais il comportait aussi un bureau sobre, un petit fauteuil, deux chaises et un meuble cartonnier qui eût mieux convenu à une étude de notaire qu’au boudoir d’une jolie femme et où celle-ci rangeait les dossiers et la comptabilité de son exploitation agricole. Une lampe à huile était posée sur la table voisinant avec un gros registre et une pile de papiers bien rangés. En fait, seul un petit vase de vieux cristal débordant de roses mettait une note féminine dans ce lieu austère.