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L’un derrière l’autre, ils prirent le sentier, jadis belle allée sablée tirée sous les nobles futaies d’un parc seigneurial et qui s’enfonçait à travers des taillis, des paquets de ronces et d’épines. Le solitaire pensa qu’il ne tarderait pas à disparaître si l’on n’y mettait bon ordre. Il faudrait qu’il vienne avec une faux et des cisailles pour conserver au moins la direction…

Après quelques minutes de marche, le grand espace vide laissé par l’antique château des comtes de Nerville apparut au détour d’un bouquet d’arbres tordus par les tempêtes et, comme chaque fois qu’il venait là, le cœur de Gabriel se serra mais à cette heure il devait être bien seul à la surface de cette terre pour éprouver pareille émotion : en dépit des crimes et des souffrances qu’elle avait abrités la vieille demeure lui était chère. Au moins il y vivait auprès de Mlle Agnès même si elle avait pour lui tout juste un peu plus de considération que pour sa jument ou les portraits de la galerie. Naguère, il était heureux de la voir mettre bas parce qu’il ne savait pas ce qui allait suivre. À présent il le regrettait…

Le terrain n’était pas complètement arasé. Il restait quelques pierres survivant à leurs compagnes englouties par la mer dans les « cônes » de la grande digue de Cherbourg ainsi qu’en avait décidé la dernière des Nerville. Il y en avait plusieurs empilées à l’entrée du cellier et des souterrains afin d’éviter qu’un voyageur égaré ne vînt à y tomber mais à présent le lierre et les graminées, à l’œuvre depuis cinq ans, s’y trouvaient bien installés, apportant même un peu de poésie. De même l’emplacement noirci du grand bûcher où se consumèrent pendant plusieurs jours poutres, charpentes et boiseries s’effaçait lentement sous des touffes de verdure nouvelle…

Gabriel se dirigea vers l’ancien montoir à chevaux où il aimait à s’asseoir pour rêver et revivre les années perdues. Il vit alors qu’on l’y avait précédé : un homme était installé là, penché en avant, une canne plantée entre ses genoux, et il regardait.

C’était un étranger, peut-être un voyageur bien qu’aucune monture ou aucun autre moyen de déplacement ne fût visible mais ses bottes poudreuses évoquaient un assez long chemin. Perdu dans sa songerie, il n’entendit pas venir Gabriel et celui-ci put l’observer à son aise.

Tout de suite il pensa que c’était un ancien marin. Pas seulement à cause de l’habit bleu tendu sur une largeur d’épaules témoignant d’une grande force physique, ou du visage dont il ne voyait qu’un profil en proue de navire que seules les grandes brises océanes avaient pu boucaner à ce point mais aussi à ce rien impalpable où se reconnaissent les hommes de la mer. Possesseur d’un petit cotre grâce auquel il gagnait sa vie en péchant, Gabriel se sentait proche de tous ceux qui naviguaient fût-ce sur un vaisseau du Roi comme c’était sans doute le cas pour celui-là. Un gentilhomme à tous les coups. Rien que les mains fortes mais fines émergeant des manchettes blanches, l’arc un rien dédaigneux de la bouche et la coiffure nette des cheveux bruns grisonnants aux tempes rassemblés sur la nuque dans une bourse en cuir glacé nouée d’un ruban de faille noire disaient qu’il ne s’agissait pas là d’un robin ou d’un marchand. D’ailleurs, à mieux observer, Gabriel s’aperçut qu’un tricorne de beau feutre orné d’un galon d’or éteint reposait sur une pierre moussue. Qu’est-ce que cet inconnu pouvait bien faire là ?

Inquiet de voir troubler ces solitudes dont il se voulait l’unique gardien, le jeune homme marcha résolument vers l’étranger qui, au bruit de pas, tourna vers l’arrivant une figure trop marquante pour qu’on pût l’oublier : plutôt ronde, mais avec un grand nez charnu fendu au bout et une mâchoire puissante, elle était creusée de ces rides autoritaires désignant les hommes habitués aux responsabilités et au commandement ce qui n’empêchait pas l’ensemble d’être plutôt gai. Ce visage-là savait sourire et non sans charme ainsi que Gabriel le constata lorsque l’étranger lui adressa la parole :

— Je vous donne le bonsoir ! Vous arrivez à point nommé pour me tirer d’une grande perplexité. Est-ce qu’autrefois, il n’y avait pas ici un grand château ?

— En effet…

— Le château de Nerville, n’est-ce pas ? Une antique et noble demeure aux tours imposantes. Jadis il était…

— Jadis est un mot impropre, Monsieur. C’est naguère qu’il faudrait dire…

— Quoi qu’il en soit, je l’ai bien connu. Aussi suis-je fort surpris de ne retrouver que ces pierres. Il semblait construit pour défier encore quelques siècles ou même les fortes tempêtes qui ne sont pas rares dans les parages. Que lui est-il arrivé ?

— La chose la plus simple comme la moins attendue : la dernière descendante l’a fait jeter bas il y a cinq ans.

— Jeter… bas ? Comment l’entendez-vous ?

— Comme je le dis, Monsieur. On y a mis la pioche et puis l’on a tout emporté.

Les yeux de l’étranger dont on ne découvrait pas facilement le gris, froid comme une lame d’acier sous le surplomb broussailleux des sourcils, s’arrondissaient au rythme des réponses de Gabriel. Le dernier mot y ajouta toute une théorie de points d’interrogation :

— Emporté ? Et où cela ? Les pierres ont-elles été réemployées pour une autre demeure ?

— Nullement. Vous auriez peine à les retrouver : elles sont à présent sous la mer, réparties dans les deux derniers cônes de la grande jetée de Cherbourg ?

— Celle dont on a interrompu la construction il y a deux ans ?

— Tout juste ! dit le jeune homme avec amertume. C’est dire qu’elles sont à jamais perdues.

Il y eut un silence. L’étranger se releva révélant une taille moins élevée que la puissance de son torse ne le laissait supposer : ses jambes, bien que solidement musclées, étaient plutôt courtes et Gabriel se trouva plus grand que lui.

— On dirait que vous le regrettez ? fit doucement le voyageur. Étiez-vous attaché à ce manoir ?

— J’y suis né, je l’ai servi jusqu’au dernier jour, et même davantage puisque je suis le seul à y revenir, dit Gabriel d’un ton dont l’amertume n’échappa pas à son interlocuteur.

— Pas tout à fait puisque j’y reviens moi aussi. Voyez-vous, il y a de cela plus de vingt ans, le vaisseau sur lequel je servais et qui venait de subir de graves dommages sur le raz de Barfleur après un dur engagement avec trois frégates anglaises, est venu chercher abri et réparations sous la Hougue. Nous sommes restés là un assez long temps pour que je me familiarise avec les alentours… dont ce château de Nerville. Là vivait, assez solitaire, une jeune dame fort belle qui se trouvait être un peu ma cousine…

— La comtesse Élisabeth ?…

— C’était son nom en effet. Nous avions découvert cette parenté un peu par hasard et je m’en suis trouvé fort heureux… Qu’est-elle devenue ?