— Elle est morte il y a bien des années. Je viens d’aller fleurir sa tombe car c’est aujourd’hui l’anniversaire. Mais, puisque vous lui étiez attaché, Monsieur, comment se fait-il que vous vous en souciiez seulement aujourd’hui ?
— J’ai été longtemps absent de ce pays de Normandie. Les guerres du Roi ont alterné pour moi avec le service de Dieu et le combat contre les Barbaresques. Voilà des années que je n’ai revu ma terre natale. C’est une chose qui arrive lorsque l’on appartient à la Religion, ajouta-t-il avec un sourire qui avait l’air de se moquer de lui-même mais Gabriel avait compris et saluait :
— Veuillez me pardonner d’avoir parlé avec tant de liberté à l’un des seigneurs de Malte, moi qui ne suis qu’un…
— Vous êtes mon frère en Dieu, tout simplement. Me direz-vous votre nom ?
— Gabriel Osbern pour vous servir…
Cette fois l’officier partit d’un beau rire mais Gabriel n’eut pas le temps de s’en fâcher car il s’écria :
— Osbern ? Mes compliments ! Vous êtes plus « vieux Normand » que moi. Je ne suis que le bailli de Saint-Sauveur…
Pris par leur dialogue, les deux hommes ne prêtaient aucune attention au ciel qui cependant noircissait d’inquiétante façon. Un violent coup de tonnerre coupa la parole au voyageur. Presque simultanément un éclair aveuglant zébra le ciel dont il ouvrit les écluses. Une véritable trombe d’eau s’abattit sur le plateau :
— Où peut-on s’abriter ? fit M. de Saint-Sauveur en remettant son chapeau.
— Vous êtes à pied ?
— Non. J’ai laissé mon cheval un peu plus loin sous les arbres et je comptais prendre logis à l’auberge de Quettehou mais…
— Le plus proche c’est chez moi ! Allons chercher votre cheval. J’ai une petite grange où il sera au sec…
En dépit de leur célérité qu’apparemment l’âge et les jambes courtes n’affectaient pas chez le « Maltais » lui, son guide, le cheval et le chien étaient trempés lorsqu’ils atteignirent enfin le vieux logis que les gens d’alentour continuaient d’appeler « la maison du galérien 4 ». En dépit du déluge le chevalier, à sa vue, eut une exclamation charmée :
— Comme c’est joli !
En effet les branches d’un fuchsia géant escaladaient la façade. Les clochettes rouge et violet n’opposaient aucune résistance à la pluie qui glissait sur elles en une multitude de menues cascades.
— Entrez et séchez-vous ! cria Gabriel en entraînant le cheval vers un appentis situé sur le côté de la maison. Je vais mettre votre monture au sec et lui donner à manger. Il y a du feu dans la salle…
Lorsqu’il revint, il trouva son invité débarrassé de son habit bleu soigneusement pendu au dossier d’une chaise et accroupi devant la grande cheminée de granit, activant à l’aide d’un soufflet les flammes où il venait d’ajouter une « bourrée ». Les bottes fumaient déjà sur un coin de l’âtre surveillées par le chien qui, après s’être vigoureusement ébroué, se chauffait à présent avec béatitude, le nez sur ses pattes.
— Vous devriez faire quelque chose pour votre cheminée, remarqua le chevalier. L’orage y tombait si dru qu’il avait presque éteint le feu…
— Je vais m’en occuper à présent et d’abord réchauffer du cidre. Vous aurez ainsi une petite chance de ne pas attraper le mal de mort…
— Voilà bien longtemps qu’il me court après, celui-là. J’ai plus d’une tempête à mon actif… sans compter cinq années passées à ramer sous le fouet des reis d’Alger. Mais je boirais volontiers votre cidre chaud.
Tandis que Gabriel remplaçait le gros coquemar de cuivre, accroché au-dessus des flammes et grâce auquel on pouvait avoir de l’eau à volonté, par un plus petit qu’il alla remplir à la resserre, le chevalier observait son hôte :
— Vous vivez seul ici ?
— Oui. Depuis que le château a été démoli, voici cinq ans sonnés. Mademoiselle Agnès m’en a fait don quand elle s’est mariée, à charge pour moi de veiller sur la tombe de Mme la comtesse. C’est la petite chapelle qui se trouve ici près, au bord de la lande et que vous avez peut-être aperçue en venant…
Le marin hocha la tête puis, tirant d’une poche une blague à tabac et une longue et mince pipe en terre, il entreprit de bourrer celle-ci après avoir offert du tabac au jeune homme qui refusa. Peut-être ce qu’il venait d’entendre appelait-il ses questions, pourtant il choisit de les garder pour plus tard. Son regard gris errait sur les murs blanchis à la chaux de la petite maison, s’arrêtait un instant sur les deux armoires de hêtre sculptées, l’une d’un bouquet, l’autre d’un panier de fleurs qui avaient dû voir le jour à l’occasion de mariages, puis passait au manteau de la cheminée sur lequel une petite Vierge en vieux « Valognes » baissait les yeux vers son enfantelet, peut-être pour ne pas voir les deux espingoles à canon de cuivre qui montaient auprès d’elle une garde barbare.
Il y avait de jolies faïences anciennes dans le vaisselier, des lampes à huile – en cuivre elles aussi ! – simples mais d’un beau dessin, un vieux fauteuil en tapisserie comme les aimait jadis M. de Voltaire et qui gardait quelque chose de seigneurial. Le lit que l’on apercevait dans les ombres du fond était garni d’indienne rouge comme les étroites fenêtres. Enfin, le regard gris s’arrêta sur une petite commode en bois fruitier où s’épanouissait un navire en réduction, un de ces chasse-marée comme il s’en trouvait encore beaucoup dans les petits ports du Cotentin. L’étranger eut pour lui un sourire et, comme s’il était fait d’une manière d’aimant il se leva et alla vers lui : ses grandes mains fortes et belles prirent le « modèle » avec une délicatesse teintée de piété, le caressèrent :
— C’est vous qui l’avez fait ?
Occupé à sortir du pain de sa huche et, d’une des armoires, quelques œufs, un fromage frais et un pot en grès contenant un mélange de saindoux et de graisse de rognons de bœuf longuement mijotés avec une carotte, un navet, un bouquet d’herbes, un oignon piqué de clous de girofle et une gousse d’ail, Gabriel au son de la voix comprit de quoi il était question :
— Non. C’est l’homme qui habitait ici avant moi. On l’avait envoyé aux galères pour un crime qu’il n’avait pas commis…
S’il pensait être interrogé, il en fut pour ses frais. Le bailli ne dit rien. À présent, il s’intéressait au pot en grès qu’il soulevait à deux mains pour en humer le contenu :
— De la « graisse de Cherbourg » ! fit-il sur le ton du plaisir. Il y a bien longtemps que je n’en ai mangé !
— Eh bien, Monsieur, faites à votre aise ! Voici le pain et voici le couteau…
Ce fut seulement quand ils furent attablés face à face que le Maltais, sa première tartine avalée, reprit la conversation. Depuis un moment déjà on n’entendait que le martèlement de la pluie sur le toit de schiste et, de temps à autre, un gémissement du vent. L’orage, lui, s’éloignait…
— Pardonnez-moi si je vous parais curieux, mon ami, mais je voudrais que vous parliez encore de ceux de Nerville. Quand donc Madame Élisabeth a-t-elle quitté ce monde ?
— Il y a vingt-deux ans. Quelques mois après avoir mis au monde Mlle Agnès. Elle est morte… très vite. Ensuite, le comte Raoul s’est absenté encore plus souvent du château. C’était presque mieux pour la petite fille. Il la détestait…
M. de Saint-Sauveur cessa de manger, reposant sur la table le couteau à lame damasquinée, véritable œuvre d’art, qu’il avait tiré de sa poche et dont il se servait avec autant d’aisance qu’un paysan ou un simple pêcheur. Gabriel eut soudain l’impression bizarre qu’il se passait quelque chose : la figure basanée de son invité grisaillait curieusement :