— Où est-elle cette maison ?
— Une lieue et demie environ. Après Quettehou en direction du Val de Saire, sur un hameau qu’on appelle La Pernelle. Le manoir – on peut dire que c’en est un ! — il l’a baptisé les Treize Vents !
— Tout un programme ! Et lui, il s’appelle comment, ton homme de rien ?
— Tremaine ! Guillaume Tremaine…
Déjà occupé à dénouer sa cravate, le bailli se tourna vers son hôte qui soufflait sur le feu :
— Tu y vas quelquefois toi, aux Treize Vents ?
— Non. Sauf à la mort de ma grand-mère Pulchérie Osbern qui a élevé Mlle Agnès mais je n’y retournerais que si elle avait besoin de moi.
À la façon dont il accentua ce « elle », M. de Saint-Sauveur qui ne manquait pas d’intuition devina ce qui se cachait d’amour refoulé et de jalousie sous ces quatre lettres.
— Cela t’ennuierait de me montrer le chemin ?
— Pourquoi ? fit Gabriel tout de suite hargneux. Vous voulez y aller ?
— Oui. J’ai envie de voir si la fille de Mme de Nerville ressemble à sa mère. Je te rappelle que c’est elle que je cherchais ? Et, puisqu’elle n’est plus, j’aimerais rencontrer son reflet…
Gabriel haussa les épaules avec plus d’agacement que de politesse :
— Elle ne lui ressemble pas pour autant que je m’en souviens. Cependant, si c’est votre plaisir, je vous indiquerai la route mais ne me demandez pas de vous accompagner. Elle n’est même pas venue aujourd’hui porter une fleur sur la tombe de sa mère. Les gens de par ici ne l’intéressent plus… Évidemment, vous serez reçu là-bas avec plus de faste qu’ici…
— Mon intention n’est pas de m’y arrêter. Je n’aime ni les maisons trop neuves ni les fortunes trop fraîches. Et j’apprécie ton hospitalité. Sois certain que je ne repartirai pas sans t’avoir dit au revoir…
Le lendemain, quand le bailli de Saint-Sauveur arriva en vue des Treize Vents, Agnès pénétrait dans son petit salon pour y prendre le café en compagnie du chanoine Tesson qui venait de partager son repas de midi. Un dîner singulièrement silencieux. Plus que d’habitude en tout cas bien que ce vieil ami ne fût jamais très bavard à table : gourmand… comme un chanoine il aimait à consacrer son attention à ce qui se trouvait dans son assiette. Surtout lorsqu’il s’agissait des plats mitonnés par Clémence dont il n’hésitait pas à déclarer qu’elle était digne de figurer dans le Panthéon des plus illustres maîtres queux. Mais, ce jour-là, ni le sublime pâté d’anguilles, ni même un salmis de bécasses atteignant à la divine perfection ne réussirent à chasser de son front certain pli que la jeune femme remarquait pour la première fois. Non que les rides fissent défaut à ce visage de vieillard mais elles s’ordonnaient en une sorte d’harmonie autour des joues, d’un nez et un menton doucement arrondis, sous une peau demeurée fraîche, un rien couperosée peut-être mais bien assortie aux frisons blanchissants qui moussaient autour d’une tonsure allant toujours s’élargissant.
Après s’être assurée que la santé de M. Tesson était satisfaisante, Agnès, discrète par nature, n’osa pas le questionner. Des deux c’était lui le confesseur et elle ne voyait aucune raison de renverser les rôles. On parla donc de choses et d’autres : du passage brutal d’un été radieux à un début d’automne grincheux, de la rougeole de la petite Élisabeth qu’il avait bien fallu écarter de son frère et qui mettait Béline sur les dents tant elle mettait d’acharnement à tenter de s’échapper de la chambre où on la tenait recluse. Du coup, la maison et le couple Tremaine se trouvaient coupés en deux : Élisabeth n’osant guère approcher sa fille par crainte de la contagion pour le bébé et Guillaume consacrant à sa fille la majeure partie du temps nuits comprises ! Il fallait bien que quelqu’un se chargeât de calmer les colères de la petite et d’épancher ses immenses besoins de tendresse encore accrus par cette dangereuse maladie dont lui n’avait rien à craindre l’ayant déjà eue lorsqu’il était petit garçon. On parla aussi de quelques amis communs mais toujours le silence retombait, coïncidant heureusement avec l’entrée en scène d’un nouveau plat. Aussi fut-ce avec un vif soulagement que, le dessert achevé, la jeune femme pria son hôte de vouloir bien passer au salon pour la cérémonie du café.
Le chanoine adorait celui de Clémence qui savait en extraire la quintessence. Une fois nanti d’une tasse en fine porcelaine remplie juste ce qu’il fallait, il la promenait cinq ou six fois sous son nez, les yeux mi-clos pour mieux en respirer le parfum. Ensuite seulement il la sucrait à son goût tout en laissant planer un regard de béatitude sur les boiseries d’un vert amande très doux auxquelles une main d’artiste avait conféré le degré de patine qui convenait, sur les grands rideaux de lampas presque ton sur ton qui formaient un fond plein de délicatesse aux meubles légers, en bois précieux et aux sièges tendus de soie lilas ou de velours d’un gris presque blanc. Un clavecin à personnages, des porcelaines chinoises, de grands vases céladon garnis de fleurs presque toute l’année grâce au jardin et à la serre que Tremaine avait offerte à sa femme et deux grands miroirs sur des consoles aux ors passés prêtaient à cette pièce essentiellement féminine le charme qui convient au cadre d’une jeune dame à la fois belle et raffinée. Et M. Tesson trouvait toujours un mot pour louer cet ensemble qu’il ne se lassait apparemment jamais d’admirer…
Ce jour-là, non seulement il ne dit rien mais il prit la tasse qu’on lui offrait sans même songer à la humer. Quand Agnès le vit, l’œil lointain, y entasser cinq ou six morceaux de sucre, elle pensa qu’il était de son devoir d’intervenir et que la discrétion n’était plus de saison.
— Monsieur le Chanoine, fit-elle, veuillez m’accorder excuses si je vous parais indiscrète mais, je le vois bien, vous souffrez d’un mal que vous souhaitez peut-être me cacher… Oh, mon Dieu !
Avec horreur, Agnès découvrait à l’instant que le vieil homme pleurait tout bonnement dans sa tasse. De grosses larmes qui tombaient goutte à goutte et que, de toute évidence, il ne pouvait plus retenir. La jeune femme se jeta à genoux auprès de lui, enleva le café qu’elle posa sur un guéridon et à l’aide de son mouchoir essuya doucement le vieux visage d’enfant malheureux…
— J’aurais tant voulu ne rien dire ! soupira M. Tesson, jouir pleinement de ce dernier et exquis moment passé auprès de vous et puis vous écrire… Je n’ai pas pu et j’en ai honte. Cela prouve que je n’ai plus autant de courage que je le croyais !
Vivement relevée, Agnès tira un petit fauteuil auprès de la bergère de son hôte mais, auparavant, lui servit une autre tasse :
— Buvez ! Le courage vous reviendra. D’ailleurs à présent vous devez tout me dire. Pourquoi ce chagrin ? Pourquoi voulez-vous partir et pour où ?
— Pour Jersey où plusieurs de mes frères songent à se rassembler pour échapper à la persécution qui menace…
Et de raconter comment, le 12 juillet dernier, la nouvelle Assemblée Constituante votait une loi « scélérate et sacrilège » qui faisait des évêques et des prêtres les élus du Peuple, et brisant les liens qui les attachaient au Roi, décrétait qu’ils seraient désormais payés par l’Assemblée et obligés de prêter serment à la Constitution devenue la seule chose sainte voire sacrée…
— Vous pensez bien que je ne prêterai jamais un tel serment, conclut-il. Alors je préfère partir avant d’y être invité !…
— Comment est-ce possible ? J’ai entendu dire qu’en juin dernier, à la Fête-Dieu, tous les députés de l’Assemblée ont suivi la procession ? Et d’ailleurs, le Roi ne ratifierait jamais une telle loi ?