— Il l’a fait pourtant, sous la pression de ceux qui le tiennent quasi prisonnier dans son palais des Tuileries, les La Fayette et autres nobles dévoyés. Que vous n’en sachiez rien ne me surprend pas. Nous-mêmes venons seulement d’apprendre le contenu exact de ce que l’on appelle la « Constitution Civile du Clergé ». Votre époux doit savoir, lui, mais je suppose qu’il préfère vous tenir à l’écart des bruits alarmants et préserver autant qu’il est possible la douce tranquillité de cette petite image du Paradis…
Comme il disait ces mots la porte s’ouvrit sur Potentin, laissant arriver l’écho des hurlements poussés par Élisabeth qui prétendait descendre au salon pour embrasser « Bon-Ami » – surnom donné par elle au Chanoine qu’elle aimait bien et dont les vastes poches recelaient toujours une gâterie ou un petit présent :
— Paradis très relatif ! remarqua Agnès. Je crois qu’il me faudra vous demander de braver tout à l’heure la contagion ! D’ailleurs cela va mieux comme vous pouvez l’entendre. Allez lui dire que nous montons, Potentin !
— Ce n’est pas pour cela que je viens, Madame. Il y a là un gentilhomme qui demande la permission de vous saluer. Il voyage dans ce pays, venant de Brest, il appartient à l’Ordre de Malte et il m’a dit s’appeler le bailli de Saint-Sauveur. Et aussi qu’il connaissait votre mère…
Il était écrit que le chanoine Tesson n’arriverait pas à déguster tranquillement son café. À peine Potentin eut-il prononcé le nom du visiteur qu’il s’étranglait faisant exploser le contenu de sa tasse. À nouveau Agnès se précipita pour réparer les dégâts mais il la repoussa doucement et, quand il fut venu à bout de sa quinte de toux, il fit répéter le majordome :
— Vous avez bien dit… Saint-Sauveur ?
— Oui, monsieur le Chanoine.
— Quel genre d’homme est-ce là ?
Potentin, les yeux pleins d’interrogation, se livra à une description sommaire de l’arrivant, insistant quand même sur le fait qu’il lui paraissait être un vrai seigneur, même si sa mise était assez simple. Puis revint à Mme Tremaine :
— Qu’est-ce que je dis, Madame Agnès ?
Celle-ci n’eut même pas le temps de répondre. Soudain grandi par l’autorité qu’il venait de s’arroger, M. Tesson ordonnait :
— Je vais le recevoir, mon ami ! Nous venons d’imposer par ma faute une attente trop longue à un personnage de qualité !
À la grande surprise d’Agnès, il accompagna ces paroles courtoises d’une espèce de sourire qui lui retroussa les babines d’une manière vaguement menaçante mais le temps n’était plus aux explications : déjà le voyageur franchissait la porte devant laquelle Potentin se tenait au garde-à-vous et venait s’incliner devant la maîtresse de maison :
— Je n’ai pas, Madame, l’honneur d’être connu de vous et j’espère que vous voudrez bien me pardonner l’audace de me présenter ainsi dans votre demeure sans autre introduction qu’un nom honorable mais qui n’est sans doute jamais parvenu jusqu’à vos oreilles…
Tandis qu’il la saluait, Agnès donna raison à Potentin : ce voyageur inconnu ne venait pas de n’importe où. En dépit de l’âge il était de ces hommes qu’une femme reçoit toujours avec plaisir. Elle allait traduire cette impression mais le chanoine ne lui en laissa pas le temps.
— Les miennes en ont gardé le souvenir pour l’avoir entendu plus souvent que vous ne pensez. Et je n’ai pas oublié votre visage… bien que vous ayez changé.
Le bailli se tourna vers l’auteur de cette remarque où le sarcasme rejoignait la colère. Un instant, ils restèrent là, face à face, sans un geste, un peu à la manière de duellistes qui se jaugent avant d’engager les armes. Dans les yeux de l’officier passa une flamme amusée :
— L’abbé Tesson ?…
— Lui-même, monsieur le chevalier ! Et je suis chanoine !
— Et moi je suis bailli ! Nous sommes montés en grade l’un et l’autre. Pourtant je ne suis pas certain que votre… affection pour moi ait grandi en même temps. Vous ne m’aimiez guère…
— Je ne vous aime pas davantage. Et je vous trouve bien de l’audace à vous présenter ici. Vous… vous ne… ne devriez même pas co… connaître l’existence de Mme Tremaine, bredouilla le vieil homme que la colère faisait bégayer. Co… comment l’avez-vous trouvée ?
— Assez simplement ! Je suis allé hier à Nerville où je n’ai trouvé qu’un tas de pierres et un jeune homme. Nous avons parlé. C’est chez lui que j’ai passé la nuit avant qu’il me conduise jusqu’ici. J’ai appris de lui bien des choses qui m’ont fort attristé…
— Seulement a… attristé ? Elles auraient… d…û… vous f… faire comprendre qu’il f… ffallait vous… éloigner !
D’abord médusée, Agnès suivait maintenant cet étrange dialogue avec une attention passionnée et en se gardant bien de l’interrompre. Le nouveau venu eut un mouvement d’épaules où entrait autant de lassitude que de dédain :
— Quand on arrive au soir de la vie, monsieur le chanoine, et que, cette vie, on l’a passée à courir les mers ou à désespérer rivé aux chaînes de l’esclavage, on éprouve le besoin de revoir les lieux qui vous ont été doux.
— Je peux comprendre. Cependant encore faut-il ne pas réveiller les douleurs assoupies.
Trouvant tout de même que l’on faisait bon marché de sa présence, Agnès jugea qu’il était temps pour elle d’intervenir. Elle se leva mais déjà le chanoine venait à elle :
— Ce qui se passe ici, Madame, doit vous demeurer entièrement étranger. Veuillez nous permettre de sortir, Monsieur et moi, et d’aller discuter de ce qui nous occupe en dehors de votre maison.
Le ton ne lui plut pas et elle fronça les sourcils :
— Est-ce que vous ne vous arrogez pas des droits excessifs, monsieur le chanoine ? Comme vous venez de le dire, cette maison est la mienne. M. de Saint-Sauveur y est venu de sa pleine volonté avec, si je l’ai bien compris, le désir de saluer en moi la dernière des Nerville. Souffrez qu’il n’en sorte qu’à ma seule invitation !
— Madame, Madame, vous ne savez ce que vous dites ! Il s’agit là d’une affaire grave et…
— S’il est question d’une affaire grave, fit Guillaume qui venait d’entrer sans que personne s’en fût aperçu, on pourrait peut-être me la soumettre ? De quoi parlez-vous donc, monsieur Tesson ? Vous voilà tout ébouriffé ! Puis se tournant vers sa femme : Potentin me dit que vous avez un visiteur, Agnès. Je suppose qu’il s’agit de Monsieur et j’espère que vous nous ferez la grâce de nous présenter, ajouta-t-il avec un de ces sourires qu’il savait rendre irrésistibles.
Celui qu’Agnès lui offrit était si lumineux qu’il en fut un instant ébloui :
— Avec un très grand plaisir, mon ami ! Monsieur le bailli, voici mon époux, Guillaume Tremaine. Il n’est pas gentilhomme de naissance mais, en ce qui le concerne, c’est la naissance qui a tort. Il mériterait cent fois de l’être… Quant à vous, mon ami, j’espère que vous ferez grand accueil à un voyageur venu de plus loin encore que vous-même. Il est celui que je désirais rencontrer depuis des années et je souhaite qu’il ne me tienne pas rigueur de brusquer un cérémonial qui ne me paraît guère de saison. Je vous présente donc à M. le bailli de Saint-Sauveur appartenant comme son titre l’indique à l’Ordre souverain de Malte… et dont j’ai tout lieu de croire qu’il est mon père…
Une triple exclamation de stupeur salua cette étonnante déclaration. Celle de Saint-Sauveur fut une protestation :