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— Madame ! Je ne sais d’où vous tirez cette assurance mais croyez que…

— Je vous en prie ! Ne prenez pas la peine de nier, ce serait me faire beaucoup de peine. Pulchérie Osbern qui m’a élevée m’a tout dit lorsque j’étais si malheureuse, si honteuse aussi d’être la fille du comte de Nerville. Elle ne se souvenait plus très bien de votre nom mais tout à l’heure, le profond mécontentement de notre cher chanoine lors de votre apparition a été plus que révélateur. N’était-il pas le confesseur de ma pauvre mère ?

— En ce qui me concerne, je n’ai à reprocher à M. de Saint-Sauveur que d’avoir poursuivi de ses assiduités une femme mariée qui, je le crains, a souffert de son départ brusqué. La confession ne saurait entrer en ligne de compte. Même si j’étais autorisé à en violer le secret, je n’aurais rien à dire car je n’entendais plus Mme de Nerville à cette époque. Son époux ne m’aimait guère. Il est rentré peu après et il m’a interdit sa maison…

— Pourquoi Pulchérie m’aurait-elle menti ? coupa Agnès. Rien de ce qui touchait ma mère ne lui était inconnu. Peut-être même n’a-t-elle pas tout révélé mais cela au moins elle me l’a avoué…

— Madame ! Vous me voyez infiniment gêné ! fit le bailli qui semblait effectivement mal à l’aise.

Guillaume pensa qu’il était temps pour lui de s’en mêler. Il alla vers le bailli les deux mains tendues :

— Je le conçois sans peine, Monsieur, pourtant souffrez que je vous accueille… comme étant de la famille. La joie que vous venez de procurer à mon épouse est sans prix pour moi et je pense qu’elle a été voulue par celle qui a payé si chèrement le bonheur de lui donner le jour. Je suis sûr qu’elle se réjouit de cet instant. Soyez le bienvenu, monsieur le bailli et veuillez, dès à présent, considérer cette maison comme vôtre !

Le chanoine, lui, venait de se laisser retomber dans la bergère où il s’épanouissait si douillettement peu de temps auparavant :

— Mon Dieu ! C’est le monde à l’envers ! gémit-il. Il est grand temps pour moi de chercher un endroit de paix et surtout de solitude ! Pensez-vous proclamer à la face du monde l’arrivée de ce beau-père tellement inattendu ?

— Qui parle de proclamer quoi que ce soit, l’abbé ! Personne n’a besoin de savoir ce qui s’est dit ici aujourd’hui et j’ose espérer que vous tiendrez votre langue ?

— Monsieur Tremaine, vous m’offensez ! s’écria le vieux prêtre indigné.

— Ce n’était pas mon intention et vous le savez bien. Je veux seulement vous faire comprendre que le secret restera entre nous. Il sera facile de trouver à M. de Saint-Sauveur un statut de vieil ami de la famille, ou de cousin qui lui permettra de séjourner ici aussi souvent et aussi longtemps qu’il le souhaitera en recevant l’affection de tous sans entacher le moins du monde l’honneur d’une défunte dont le souvenir est vénéré.

Se sachant vaincu, M. Tesson n’insista pas. Que pouvait-il ajouter ? Là, devant lui, Agnès venait de prendre dans ses bras le vieux marin qui ne parvenait pas à cacher son émotion. Elle posa un baiser sur chacune de ses joues :

— Je n’ai pas le droit de vous appeler mon père, dit-elle, mais au moins je pourrai vous embrasser autant que je le voudrai…

Guillaume considérait le couple avec satisfaction. Il ressentait la divine sensation d’avoir à jamais chassé loin de son toit l’ombre maléfique du vieux Nerville, damné à la face du ciel et dont le corps devait pourrir quelque part sous les sables de la baie. Il serait tout de même étonnant qu’après cela Agnès reparlât jamais d’accoler le nom maudit à celui des honnêtes Tremaine !

Dans la matinée du lendemain, le bailli quitta les Treize Vents regretté de tous après avoir promis un prompt retour qui n’aurait peut-être jamais lieu. Il se rendait d’abord chez lui, à Saint-Sauveur. Ensuite il devrait se remettre à la disposition de l’Ordre. À moins que le service du Roi ne le réclamât. Ce qui était probable étant donné les bruits qui couraient sur la situation critique de la famille royale.

Il était satisfait de ces quelques heures passées chez les Tremaine. C’était bon pour ce solitaire voué en parties égales au service de Dieu et au respect quasi fanatique de la Monarchie, de savoir qu’il y avait désormais pour lui aux confins extrêmes du royaume là où la terre se dissout dans la mer, un havre de miséricorde, un lieu d’asile, un refuge enfin ! Et cela confortait son courage…

Tout de même, avant de piquer vers les profondes forêts de son solage natal, il s’en alla, comme il l’avait promis, serrer la main de Gabriel puis déposer, en pliant le genou, un brin de bruyère au seuil d’une tombe isolée sur la lande…

Ce fut ce matin-là que Kitty vit le colporteur.

Elle était descendue au jardin afin d’y cueillir des poires pour Mme Perrier dont les rhumatismes, accentués par l’humidité des derniers jours, raidissaient douloureusement l’échine. L’homme la héla par-dessus la haie et d’abord elle ne comprit pas grand-chose à son discours parce que la langue française, bien que lady Tremayne s’appliquât depuis deux ans à l’y habituer, lui était encore peu familière…

— What ?… Que vouloir ?

— J’ai des rubans, du fil, des aiguilles, des boutons de toutes les couleurs. Et puis des lacets, des mouchoirs de cou, des livres d’piété et même deux almanachs mais, dame, y sont un peu « passés » vu qu’l’année est aux trois quarts usée. Ça veut pas dire qu’y a plus d’intérêt : des r’cettes de cuisine, des conseils, des belles histoires et puis, bien sûr, j’fais un prix.

Au lieu d’approcher, Kitty, éberluée par ce déluge de paroles dont elle ne saisit pas la moitié, rebroussa chemin vers la maison. Alors Adrien força la voix :

— Vous avez pas l’air d’comprendre c’que j’vous dis ! Faut pas vous ensauver ! On a toujours besoin d’la boîte du colporteur, ajouta-t-il en élevant au-dessus des branches l’espèce de coffre plat en cuir bouilli, qu'il portait pendu à son cou par une large bretelle et où se trouvait sa marchandise.

— P’t’être qu’vous êtes pas d’ici mais alors faut appeler quéqu’un d’autre parc’que c’est l’ dernier passage…

Il criait si fort que Kitty n’eut pas besoin d’aller chercher Marie-Jeanne Perrier. Celle-ci sortit d’elle-même et, un poing sur la hanche, l’autre main en auvent au-dessus des yeux, elle considéra sévèrement le nouveau venu.

— Je ne te connais pas ? cria-t-elle sans bouger de son seuil. Comment ça s’fait-y que c’est point le François qui passe ?

— L’est malade alors c’est moi qui l’remplace ? On f’ra part à deux voilà tout !

C’était presque vrai. Après une courte enquête Buhot avait réussi à dénicher le colporteur qui faisait des tournées régulières dans les fermes de la côte Ouest. C’était un homme déjà âgé et il ne fut pas difficile, moyennant finances bien entendu, de le convaincre de se laisser remplacer pendant quelques jours. Le plus ardu fut d’obliger Adrien à entrer dans son rôle et à s’astreindre – lui un nouvel élu ! – à traîner ses galoches le long des mauvais chemins en proposant sa camelote aux ménagères. Mais, dûment chapitré, on en vint à bout et après deux jours de cet exercice, il finit même par prendre une sorte de plaisir à son nouveau métier. Les fermières le recevaient plutôt bien. On lui offrait le coup de cidre et souvent aussi un bon souper avant de l’envoyer coucher dans le foin de la grange. Et puis on apprenait des choses bien que, dans le pays, on fût peu causant de nature : les dames des Hauvenières excitaient une curiosité difficile à réprimer. La grande dame anglaise surtout – on disait que c’était une duchesse et même la favorite du roi George ! – dont la beauté, entrevue par quelques-uns, était de celles d’où naissent les légendes.