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Pourtant, dès le lendemain, Dumouriez faisait arrêter les meneurs – presque tous venus de l’extérieur comme par hasard ! – et la punition fut sévère : deux condamnations à mort et plusieurs autres au fouet, à la marque, aux galères et à la prison. Le seul Cherbourgeois arrêté fut banni. Le tout dans les formes légales et le peuple qui n’eut pas à en souffrir applaudit. Cherbourg rentra dans l’ordre et s’occupa de ses premières élections municipales. Perspective des plus exaltantes mais M. de Garantot ne brigua pas le renouvellement de son mandat : pour ce vieux célibataire épris de tranquillité, des gens capables de s’en prendre à ses pots de confitures n’étaient plus fréquentables : il préféra quitter Cherbourg avec sa gouvernante anglaise…

Ces événements avaient glacé d’horreur la jeune Mme Tremaine. Guillaume, pour sa part et après en avoir déploré les délires, estimait avec une sagesse bien normande que l’on ne fait pas d’omelette – son plat préféré – sans casser quelques œufs. La France était en train d’accoucher d’une monarchie constitutionnelle qui ne permettrait plus le retour aux excès de l’Ancien Régime et serait sans doute pour elle la meilleure forme de gouvernement. Quant au choix du parrain d’Adam, le maître des Treize Vents l’avait tranché à sa façon péremptoire :

— Ingoult sera d’autant plus heureux d’accepter qu’il aura pour commère Mme de Bougainville. Je pense qu’avec elle, l’aristocratie sera parfaitement représentée : un couple symbole du monde nouveau en quelque sorte !

Un couple étrange, en tout cas, pensait Agnès en le suivant sur le chemin de l’église. Aussi mal assorti soit-il, il trouvait le moyen d’être assez harmonieux. Question d’élégance naturelle, sans doute !…

Sa propre main reposait sur celle de Bougainville qui, lorsqu’il ne parlait pas de lui-même, s’ingéniait à trousser de fort jolis compliments. Sans doute sincères car Agnès, ce jour-là, se sentait en beauté. Sa robe d’épais satin gris pâle assortie à la nuance un peu mystérieuse de ses yeux lui seyait à merveille. Le ruban qui la ceinturait enserrait une taille qui aurait pu être celle d’une toute jeune fille et non d’une mère de deux enfants. Un grand fichu de mousseline blanche volantée enveloppait ses épaules et rejoignait la ceinture sous un bouquet de roses pâles piqué au creux d’un charmant décolleté. Les mêmes ornaient le grand chapeau de paille posé sur une abondante chevelure noire et lustrée, haut relevée au-dessus d’un grand front où les fins sourcils semblaient dessinés à l’encre de Chine sur une peau possédant la blancheur mate d’un pétale de camélia. Dans cette belle jeune femme discrètement épanouie par la maternité, il ne restait pas grand-chose du « chat sauvage » remarqué un soir à Valognes par Guillaume Tremaine sinon la minceur nerveuse et l’expression inquiète qui habitait trop souvent son regard.

Tout à l’heure, lorsqu’elle était apparue au salon, Tremaine avait complimenté sa femme sur son élégance et sa beauté. Pourtant Agnès n’en fut qu’à demi satisfaite : aux paroles elle eût préféré l’un de ces regards ardents qui faisaient flamber les prunelles fauves de son époux et que, depuis près de trois ans, elle n’avait retrouvés qu’une seule fois : ce soir du mois d’août précédent où Adam avait été conçu. Il y avait alors bien longtemps que Guillaume ne l’avait pas touchée…

Agnès admettait volontiers qu’à l’origine la faute était sienne. L’avait-elle assez regrettée cette soirée de septembre, pourtant si douce et si propice à l’amour, où, par crainte de se retrouver enceinte, elle avait repoussé Guillaume ? Il s’était enfui si vite ensuite ! Le temps d’aller à l’écurie, de seller son cheval et de prendre au grand galop le chemin menant à Granville. Sans doute pour s’y épancher dans le sein de son ami Vaumartin, cet armateur que Mme Tremaine n’aimait pas ! Seul, le martèlement furieux des sabots d’Ali traduisit la colère qu’il emportait tandis qu’il se fondait dans la nuit.

Pourtant, à ce moment, Agnès ne s’inquiéta pas outre mesure. Elle connaissait la passion de Guillaume pour les longues chevauchées – il détestait voyager en voiture ! – et elle pensait qu’après deux ou trois jours passés chez son ami il reviendrait. Or, il s’en écoula quinze avant que son pas autoritaire ne fît résonner les dalles du vestibule. Après une si longue absence, l’épouse avait eu le temps de réchauffer sa colère :

— Je commençais à désespérer de vous revoir ! lança-t-elle dès qu’il eut franchi le seuil du petit salon où elle travaillait à une tapisserie.

Pas gêné le moins du monde, il se pencha pour poser un baiser rapide sur son front et eut ce sourire de faune qui provoquait chez sa femme l’envie contradictoire de le gifler et de se jeter dans ses bras :

— J’ai eu tant d’occupations que je n’ai pas vu les jours filer, répondit-il avec une désinvolture qui déplut. Serez-vous assez bonne pour me le pardonner ?

— Le moyen de faire autrement ? À condition, bien sûr, que vous me racontiez par le détail cette passionnante aventure.

Guillaume eut un geste vague, plia un instant son grand corps aux dimensions d’un fragile fauteuil crapaud, étendit ses longues jambes et exhala un soupir :

— Beaucoup de tours dans la région de Granville – je suis même allé aux îles Chausey pour voir ce qu’il était possible de tirer de ces tas de rochers pelés… Et puis il y a eu l’arrivée d’un de nos corsaires avec de belles prises. Vaumartin et moi-même avons donné une fête en l’honneur de nos marins…

— Ne me dites pas que vous avez dansé ? Et que vous avez enfin consenti à ôter vos bottes ?

La façon dont Guillaume se chaussait entretenait une petite guerre sourde entre sa femme et lui. Tremaine avait toujours détesté l’ensemble culotte courte, bas de soie et chaussures à boucles. Il se faisait tailler, dans des cuirs ou des daims souples comme de la peau de gant et assortis à ses costumes, de hautes bottes montant au-dessus du genou, formule selon lui plus élégante et plus confortable. La mode anglaise qui faisait fureur en France depuis quelque temps lui donnait raison jusqu’à un certain point et, bien qu’il vouât toujours la même haine recuite au royaume d’Albion, il en adoptait volontiers les habits plus conformes à ses goûts de sobriété et d’aisance. Il se mit à rire avec une gaieté qui étonna sa femme : qu’avait-il donc à être si joyeux ?

— J’ai gardé mes bottes et j’ai dansé ! répondit-il. Il fallait bien ouvrir le bal avec Mme de Vaumartin. Rassurez-vous, ni elle ni ses orteils n’ont eu à se plaindre. Je dois être en progrès…

— À propos ! vous ne m’avez jamais décrit cette Mme de Vaumartin ? Comment est-elle ?

— Assez belle pour plaire à son époux mais pas assez pour me séduire. Vous voilà rassurée ? À présent, veuillez m’excuser ! Je voudrais bien aller me débarrasser de cette poussière, embrasser ma fille et prendre un peu de repos avant le souper…

Il se leva d’un bond ne trahissant en rien l’épuisement, se pencha de nouveau pour déposer un baiser sur le nez de sa femme et disparut derrière les portes du salon. Ce soir-là, mue par un obscur pressentiment, Agnès fit une très jolie toilette pour le souper après avoir demandé à Clémence d’ajouter au menu l’une de ces omelettes aux truffes dont son époux raffolait.