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Sûre d’elle-même, Adèle attendit.

Ce fut deux jours après le départ de Gervaise Morin que la bonne âme résolut enfin de passer à l’action. Agnès était seule au logis. En se rendant la veille aux Treize Vents pour emprunter un peu de sucre comme cela lui arrivait fréquemment – lorsque ce n’était pas du sucre, c’était de la farine, de l’huile, des épices, du chocolat ou du café ! – Adèle s’était assurée qu’elle trouverait Mme Tremaine. Ou du moins elle l’espérait. C’était compter sans Rose de Varanville arrivée en fin de matinée et retenue à déjeuner.

Lorsqu’elle pénétra au salon, Mlle Hamel trouva les deux amies en train de bavarder et fut bien obligée de jouer la confusion : elle était navrée de déranger, son intention étant seulement de saluer sa cousine et de passer quelques instants en sa compagnie mais elle allait se retirer sur l’heure :

— Il n’y a rien que je déteste autant qu’être importune, conclut-elle avec un sourire confus. Clémence aurait dû me dire que Mme la baronne était là…

— Ne soyez pas stupide ! fit Agnès avec bonté. Clémence sait parfaitement que je vous vois toujours avec plaisir, Adèle, et, de toute façon, Mme de Varanville parlait justement de prendre congé. Restez !

Rose qui, d’instinct, détestait Adèle aurait donné n’importe quoi pour prolonger sa visite mais elle venait d’annoncer que sa tante de Chanteloup arrivait dans l’après-midi chez elle en compagnie de la vieille marquise d’Harcourt pour passer la nuit au château en attendant de rejoindre son propre manoir. Il était impossible de ne pas être au pied de l’escalier pour accueillir les deux douairières.

Elle partit donc, raccompagnée jusqu’au vestibule par son amie mais en profita pour lui faire entendre sa façon de penser :

— Tu as tort, Agnès, de recevoir cette fille comme si elle était des nôtres, lâcha-t-elle d’un coup sans s’encombrer de préliminaires. Tu lui donnes trop d’importance et un jour elle en abusera.

Agnès haussa les épaules et leva les yeux au plafond :

— C’est incroyable ! Ma parole, vous vous passez le mot, toi et Guillaume ? Il la déteste alors qu’elle est sa cousine germaine…

— S’il fallait se mettre à aimer tous ses parents, la vie ne serait plus tenable. Guillaume préférerait sûrement que tu te penches un peu moins sur ses liens familiaux.

— C’est possible mais moi je l’apprécie. Elle est toujours prête à rendre service ; elle est douce et compréhensive…

— Une fieffée hypocrite, oui, voilà ce qu’elle est ! J’en donnerais ma main au feu et ma tête à couper !

Agnès se mit à rire en considérant tour à tour le frais visage auréolé de flammes brillantes et les petites mains potelées de la jeune Mme de Varanville :

— Ce serait dommage ! Je suis certaine que tu perdrais l’une et l’autre. Tu ne connais pas Adèle. Tu ne peux donc pas la juger.

— Oh que si ! C’est toi qui es aveugle. Seulement le jour où tes yeux s’ouvriront, il sera sans doute trop tard et moi je souffrirai de te voir malheureuse parce que je t’aime bien !… Seigneur ! soupira-t-elle en consultant la montre-bijou qu’elle portait à sa ceinture, j’oublie mes douairières ! À bientôt, ma belle ! Et pense à ce que je t’ai dit !

— Promis ! Embrasse les enfants !

Un baiser du bout des doigts et Rose s’envolait vers sa voiture. Agnès resta là un instant, saisie de la bizarre envie de lui courir après. Tout à coup, la présence d’Adèle dans son petit salon l’ennuyait mais surtout elle éprouvait le besoin d’être un peu seule. Peut-être aussi parce que les dernières paroles de son amie creusaient leur chemin dans son esprit… L’impression soudaine qu’un danger l’attendait au-delà de cette porte fermée !

Elle s’y arrêta un instant, hésitant à remonter dans sa chambre pour faire dire à sa visiteuse qu’elle se sentait souffrante, mais elle chassa vite cette impulsion qu’elle jugea stupide. Comment la pauvre Adèle, toujours si prévenante et si gentille, pouvait-elle constituer une menace ? En tout cas, elle, Agnès, n’entendait pas faire siennes les préventions de Guillaume et de Rose qui, comme toutes les préventions, ne présentaient aucune base solide. Elle entra au moment précis où Adèle se mouchait bruyamment puis s’essuyait les yeux d’un geste vif.

— Mais… vous pleurez ? s’étonna Mme Tremaine. Qu’avez-vous, cousine ?

— Rien du tout… Une poussière, je pense, fit-elle d’une voix suffisamment tremblante pour qu’Agnès ne crût pas un mot de ce qu’on lui assurait. Elle prit Adèle par le bras et la conduisit jusqu’à un petit canapé où elle la fit asseoir auprès d’elle :

— Voyons ! Dites-moi ce qui ne va pas ! Vous savez quel intérêt je vous porte…

— Oui… et c’est pourquoi je suis si malheureuse ! Je vous en supplie, ma cousine, ne m’interrogez pas plus avant et permettez-moi, au contraire, de me retirer…

— Mais enfin pourquoi ?

— Je ne… je ne supporte pas l’idée que vous puissiez avoir mal… Alors, je vous en prie, laissez-moi !…

Se levant vivement, Adèle s’élança vers la porte. Sans trop de hâte toutefois : juste ce qu’il fallait pour permettre à Agnès de la devancer…

— Vous en avez trop dit… ou pas assez ! Et puisque je suis en cause, je veux savoir ! Je vous jure, Adèle, que vous ne sortirez pas d’ici sans avoir parlé !

La cousine leva sur elle un regard d’épagneul malheureux et parut livrer un intense combat intérieur. Finalement, elle se laissa tomber sur une chauffeuse et soupira :

— J’ai peur que vous ne me détestiez. Tout ce qui touche à mon cousin vous est tellement sensible…

Agnès pâlit brusquement :

— Mon époux ?… Vous avez quelque chose à lui reprocher ?

— Oui… Puis dans une soudaine explosion de rage et de fureur : Il est mauvais !… Tellement mauvais !… Un homme sans honneur et sans foi !… Oh, sûr qu’il ne vous mérite pas…

Insensible à la flatterie, la jeune femme s’écria, indignée :

— De quel ragot êtes-vous en train de vous faire l’interprète… et dans la maison de celui que vous accusez encore ? Je ne vous aurais jamais crue capable de cette vilenie !

— S’il ne s’agissait que d’un bruit quelconque, je n’en aurais pas été affectée. Des calomnies, j’en ai déjà entendu sans y prêter la moindre attention : c’est un homme trop différent des autres pour ne pas donner prise à une malveillante curiosité. Ou du moins, je le croyais…

— Vous croyiez quoi ?

— Qu’il était différent… Malheureusement il n’en est rien ! C’est un homme, voilà tout !

— Mais enfin expliquez-vous ! cria Mme Tremaine hors d’elle. Si vous avez une accusation à formuler, portez-la franchement… et avec une preuve. Ou alors sortez ! Tout compte fait, je crois que ce serait la meilleure solution… Je regrette de vous avoir accueillie ici !

D’une poche dissimulée dans sa jupe, Adèle tira la pièce de linge avec une intense jubilation intérieure. Si le ménage de Guillaume résistait à cette affaire, elle voulait bien être chassée à jamais de cette maison si convoitée cependant !

— Vous voulez une preuve ? Est-ce que ceci vous convient ?

— Qu’est-ce donc ? murmura Agnès, sa colère abattue sous le coup d’une subite inquiétude.

— Une chemise. L’autre tantôt, en repassant une des vestes de mon cousin, je l’ai trouvée dans la poche… Et je ne crois pas qu’elle vous appartienne ?