Les mains de la jeune femme tremblèrent quand ses doigts touchèrent le fragile tissu et plus encore quand ses yeux déchiffrèrent le monogramme fleuri avec une stupeur incrédule :
— C’est impossible ! fit-elle sourdement… Dans sa poche, dites-vous ?… En comptant le linge, avant la lessive, Gervaise Morin se serait aperçue de la présence de cette… de cet objet !
Adèle haussa les épaules la mine de plus en plus grave.
— Pourtant elle ne l’a pas trouvée. Rien d’étonnant d’ailleurs : la toile des vestes a de la tenue et ce linge est si mince… si léger ! On doit tout voir au travers, ajouta-t-elle avec une cruauté calculée qui porta : la pâleur d’Agnès s’accentua et les ailes de son nez se pincèrent. À tel point que la vipère s’effraya : si Mme Tremaine perdait connaissance, il faudrait appeler à l’aide et Adèle ne tenait aucunement à voir Lisette, et moins encore Clémence Bellec, intervenir dans sa pièce si bien préparée…
— Vous n’êtes pas bien ? s’enquit-elle avec sollicitude. Mon Dieu, si j’avais pu penser que vous attacheriez tant d’importance à ce chiffon…
— Qui vous dit que j’y attache de l’importance ? fit Agnès avec un dédain que l’autre ressentit comme une gifle. Après tout, pourquoi n’auriez-vous pas placé vous-même ce linge dans la veste ? Je sais que vous détestez mon époux…
Du coup, Adèle éclata en sanglots : elle était de ces femmes capables de pleurer sur commande :
— C’est vrai, je le déteste… mais c’est seulement parce qu’il ne vous aime pas assez… Et vous m’accusez, moi ?… Mais co… comment est-ce que j’aurais pu trouver du linge aussi fin… aussi cher ? Je ne suis qu’une pauvre fille dont le seul tort… est de s’être attachée… à vous !
Elle se tordait les mains de façon très convaincante et avec une telle expression de désespoir qu’Agnès sentit la pitié lui revenir.
— Soit !… Les mots ont dépassé ma pensée… Je vous prie de me pardonner, mais admettez que l’on peut tout imaginer…
— Tout sauf la vérité, n’est-ce pas ? Après tout, ajouta la fille avec amertume, que peut-il y avoir d’étonnant à ce que le beau Monsieur Tremaine ait une maîtresse… ou deux… ou dix ? Est-ce qu’ils ne font pas tous la même chose quand leurs femmes portent leurs enfants ?
— Taisez-vous ! ordonna Agnès. Ceci ne prouve rien. Ce peut être un mauvais tour joué à mon époux. L’esprit de certaines gens se révèle parfois si tortueux !
— Je le penserais comme vous s’il n’y avait… hélas !… un fond de vérité…
Dans un élan elle se jeta à genoux aux pieds de la jeune femme dont elle saisit les mains :
— Oh ma chère, ma bonne cousine, si belle et si douce, comment peut-on vous traiter de la sorte ? Voilà longtemps que j’ai conçu des soupçons touchant certains voyages de mon cousin…
Agnès voulut retirer ses mains mais l’autre la tenait fermement :
— Quels voyages ? Ceux vers Granville, je suppose ? Il a là-bas un ami que je n’aime pas…
— Non. Ceux vers Carteret. Il y a là, voyez-vous, un abcès qu’il faut percer. Nous y avons des amis dévoués. Ils pensent, comme moi, qu’il faut obliger cette femme… cette Anglaise à repartir chez elle. Avec son enfant bien sûr…
Mme Tremaine se leva si brusquement que la dénonciatrice manqua choir les quatre fers en l’air et dut s’accrocher à un meuble pour se relever. Et soudain, elle eut peur, mais ce mot ne suffisait pas pour qualifier la déroute qui envahissait son esprit retors et son cœur haineux : comme une furie, Agnès se jetait sur elle, les ongles prêts à griffer, à déchirer. Blême jusqu’aux lèvres, les yeux flambant de fureur, elle ne ressemblait plus du tout à la belle jeune femme élégante et fière qu’elle était voici seulement un instant. Ne restait plus qu’une femelle défendant son territoire et son mâle. Avec un gémissement de terreur, Adèle, jetée à terre, parvint à éviter l’étreinte dirigée vers son cou et profita de ce que son assaillante, ne trouvant rien à saisir, s’affalait sur le tapis pour se relever et courir vers la porte. Là, elle s’arrêta afin d’achever son ouvrage et celle qu’elle venait de blesser si cruellement :
— Si tu ne me crois pas, cousine, va-t’en donc voir ce qui se passe sur les arrières de Port-Bail dans une maison nommée « Les Hauvenières » située sur la rivière d’Olonde et près d’un château qui porte le même nom…
Sans prendre la peine de refermer la porte, elle partit la tête haute, le pas triomphant, en rétablissant l’équilibre compromis de sa coiffe sans voir la petite Élisabeth qui, débarrassée momentanément de Béline, s’amusait à sauter en poussant une pierre sur les dalles du vestibule.
La fillette n’aimait pas Adèle et, faute de pouvoir lui exprimer plus clairement ses sentiments, elle lui tira la langue en faisant une affreuse grimace puis se dirigea vers le salon. Un instant plus tard, ses cris attiraient Potentin qui accourut, trouva Agnès à plat ventre sur le tapis, en pleine crise de nerfs, l’enfant agenouillée auprès d’elle, s’efforçant de la relever et pleurant toutes les larmes de son corps…
— Ma maman est morte ! gémissait-elle, ma maman est morte !…
Potentin l’enleva dans ses bras, non sans peine car ses petites mains étaient agrippées à la robe de sa mère avec une vigueur imprévisible.
— Elle n’est pas morte, affirma-t-il, simplement malade et vous allez m’aider à la soigner en allant chercher Lisette.
Soudain calmée, Élisabeth le regarda gravement au fond des yeux puis se tortilla pour glisser à terre où elle prit sa course vers l’escalier, appelant Lisette de toute sa voix. Celle-ci fut là en un instant. Déjà Potentin avait retourné la jeune femme sous la tête de laquelle il avait glissé un coussin et s’était mis en quête d’un cordial.
— Doux Jésus ! souffla la camériste. Qu’est-ce qui est arrivé à Madame ? Elle est…
Elle n’acheva pas sa phrase, le regard attiré par le paquet de batiste blanche qu’Agnès pétrissait nerveusement dans ses mains et qu’elle reconnut instantanément : « Seigneur ! pensa-t-elle. Pourquoi qu’elle lui a donnée ? Je croyais qu’il fallait garder ça pour nous seules ?… »
Aussi son premier mouvement fut-il d’essayer de reprendre à sa maîtresse ce qu’elle devinait bien être la cause de son état mais Agnès s’y cramponna comme l’eût fait un noyé à une branche d’arbre.
— Laissez ça ! s’emporta Potentin. Nous allons la porter chez elle où vous la délacerez tandis que j’irai chercher Mme Bellec. Elle sait sûrement comment traiter ce genre de malaise…
Un moment plus tard, Agnès reposait sur son lit, faible et visiblement bouleversée mais consciente. On put la déshabiller, mais quand Clémence voulut à nouveau lui enlever la chemise de Marie-Douce, elle eut un cri de protestation et, d’un geste rapide, fourra le linge sous son oreiller.
Durant un long moment, on s’affaira autour d’elle et progressivement elle se calma. Cependant il fut impossible de connaître la raison de son accident :
— Un étourdissement sans importance, dit-elle, et devant ce visage fermé, ces yeux qui, en séchant, semblaient prendre la dureté du ciment, personne n’osa insister, même Potentin à qui sa longue fidélité autorisait bien des privilèges. J’espère que l’on n’a pas envoyé chercher le médecin ? demanda-t-elle enfin.
— Sûrement pas ! répondit Clémence. Il ferait beau voir que je ne sache plus soigner un dérangement nerveux. Mais pourquoi Adèle ne vous a-t-elle pas porté secours ? Je l’ai vue arriver peu avant le départ de Mme de Varanville…